L’Homme au complet gris : Les cadavres ne portent pas de costard


L’habit, la panoplie, la routine, la déprime, la rémunération, la rédemption…


Énumérons les quatre raisons qui légitiment le visionnage des cent cinquante-deux minutes étirées de L’Homme au complet gris (Johnson, 1956) : l’interprétation de Gregory Peck & Jennifer Jones, la partition de Bernard Herrmann, la thématique autant traumatique qu’économique, une scène singulière, comme un écho à la coda du davantage SM Duel au soleil (King Vidor, 1946), déjà porté par le pareil couple plaisant. L’estimable scénariste de Je n’ai pas tué Lincoln, Les Raisins de la colère, La Péniche de l’amour, Le Renard du désert, Les Douze Salopards, réalisa huit films en six ans, et The Man in the Gray Flannel Suit se situe au milieu de son éphémère filmographie. Il s’agit, en surface, en profondeur, d’un film sur le fric, dialoguant en tandem, à sa manière, avec le plus austère, auteuriste et adoubé L’Argent (Bresson, 1983). L’annotateur du « cinématographe » transposait Tolstoï et signait, disons, un mélodrame marxiste ; Nunnally Johnson adapte Sloan Wilson, romancier à succès, vétéran de WW II. On peut un peu penser à Hemingway selon Hollywood, à L’Adieu aux armes (Charles Vidor, 1957), Rock (Hudson) à la place de Peck, Jenny bis, la guerre again, l’Italie aussi. On peut un peu se rappeler des bandes de Douglas Sirk, coups de sonde colorés, sans pitié, au sein du malaise de la psyché US WASP des années 50. Parmi Tout ce que le ciel permet (1955), une pauvre petite veuve riche voyait sa vie renversée, au propre, au figuré, par son juvénile jardinier ; ses rejetons lui offraient un poste de TV afin d’éteindre sa flamme, de se consoler en solo. Johnson reprend en partie cette touche satirique, décrit une petite lucarne hypnotique, au western itératif, totem domestique pour trio de minots mutiques, voire morbides, pour mari meurtri, auquel Fredric March, impeccable en patron pas con, en père dépassé, endeuillé, conseille de fissa s’en débarrasser à coup de pied – le Tobe Hooper de Poltergeist (1982) ne l’oubliera pas.




L’opus plaide pro domo, contre l’adversaire à domicile, et portraiture une famille en situation d’usure, surtout sentimentale. Financée par la Fox, la fable financière, de « tourment » monétaire, d’opérations mémorielles meurtrières, de menace procédurière, gare au serviteur escroc, insultant, réclamant avec outrage sa part du gâteau d’héritage, « caserne » convoitée, occupée par une vente en vitesse, Peck possède le juge au bicarbonate Lee J. Cobb de son côté, affirme un conflit à la fois d’ordre public (de relations publiques) et privé (espaces privés de la piaule, de la bagnole). L’entreprise ou les proches ? Le présent ou le passé ? Le cynisme ou l’honnêteté ? La jalousie ou la générosité ? Tueur pour un manteau, parce qu’il le faut, en Europe ou dans le Pacifique, Tom Rath doit gérer ses comptes et régler les siens, ceux de spectres transalpins, d’une paternité apprise in extremis, encore lestée de misère. Il doit idem rédiger un speech sans cesse refusé à propos d’une campagne de santé mentale, mais il risque de perdre la sienne, perdu dans ses souvenirs, du meilleur et du pire, piégé par son épouse l’incitant, le sommant de gagner plus, de regagner son respect, de récupérer sa propre dignité, sa jadis séduisante énergie. Certes, tout ceci se traîne, pratique la parlote en plan-séquence, en studio molto, les transparences en train et en auto, adopte un didactisme, sinon un moralisme, très américain et dénoue à la fin le nœud du récit avec la même paresse rassurante que Metropolis (Lang, 1927), à savoir via une nécessité des contraires, une harmonie des (mecs) complémentaires, amen. Cependant, sous le soap bienséant, soigné, impersonnel, statique, sociologique, s’aperçoit un second film, que devine le romantisme frémissant, presque funeste, du bien-aimé Benny.




Lorsque l’intègre Tom lui révèle son adultère militaire, ses amours dissimulées, apeurées, écourtées, avec la gracieuse Maria/Marisa Pavan, dont la relation symbolise le rapport d’attraction-répulsion envers les visiteurs fortunés en uniforme, modèles providentiels à admirer, aimer, déplumer, cf. la scène du conducteur arnaqueur, vite recadré par la désargentée affamée, Betsy ne le supporte pas, s’en va, sort sur sa pelouse nocturne, à proximité d’arbres picturaux, s’y étend, rejointe par le pénitent toujours élégant, moment minnellien, à la limite du fantastique, réellement cinématographique, où la nervosité, la dangerosité du jeu de la chère Jennifer s’expriment à plein, outre ressusciter sa persona de La Renarde (Powell & Pressburger, 1950). Le temps d’un instant d’intimité, d’extériorité, se rejoue le drame nietzschéen de Dionysos versus Apollon, de l’émotion aux prises avec la raison, du mariage en effet un « secret » à partager, à digérer, ironie d’une précédente réplique au lit. Sous la bourgeoise, une ancienne sauvage, conductrice évaporée, retrouvée au poste de police car à court d’essence, parfait résumé de l’immobilisme du film. Sous le costume impeccable, un assassin autorisé, prié de se conformer sans chiasme au matérialisme amnésique, pragmatique, puisque pas une once de transcendance ici, à peine un dépassement de ses problèmes par de l’altruisme et des retrouvailles. Plus tard, Jennifer s’affichera chez Fitzgerald (Tendre est la nuit, King, 1962), Herrmann rempile, et Greg, de retour à Rome, s’essaiera à l’infanticide (La Malédiction, Donner, 1976). Aujourd’hui, morts et vifs, ils animent un item mineur en Scope et en couleurs, mon cœur. 


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