The Devil Rides Out : La Chevauchée fantastique
Révéler les vices de la high society ?
User de sa caméra en admirable sorcier.
En 1968, une véritable révolution
advient, au moins au cinéma : l’irremplaçable Christopher Lee passe du
côté du crucifix, fout le bazar dans une messe noire, parvient à renverser le
Temps, à revenir en arrière, tel Superman chez Richard Donner (1978). La
Cité des morts (John Llewellyn Moxey, 1960) semble enterrée, son
professeur-pourvoyeur enfin conjuré. Le changement de registre, héroïque au
lieu de maléfique, affecte itou Terence Fisher, qui découvre le zoom, les transparences, le ralenti, les
gros plans (de visages). Adieu au Scope et bienvenue à un pragmatisme
pertinent, une efficacité en partie possédée, terme idoine, par l’esthétique express, désargentée, de la TV. Si The
Devil Rides Out peut parfois rappeler un épisode en mode sataniste de Chapeau
melon et bottes de cuir, série contemporaine, portée par un identique
humour very britannique, la
chevauchée en effet fantastique de Fisher ne perd point sa valeur, constitue,
écrivons-le d’emblée, un exercice saisissant de ciné cinglé, qui ne laisse
jamais souffler le spectateur amusé, sidéré, qui ne se soucie plus de raconter une
histoire, de développer des personnages, tradition ressassée d’innombrables
sages ouvrages, mais assemble des moments électriques, des séquences
anthologiques, à la fois ludiques et horrifiques, précédant de peu L’Exorciste
(William Friedkin, 1973), autre expérience de démence(s) structurée sur le même
modèle de dynamo diabolique, indeed.
Le doute, le sarcasme, la nuance, la finesse, Fisher s’en fiche, il cède ceci
au Roman Polanski de Rosemary’s Baby (1968), au passage
relecture apocryphe, prophétique, du vénéneux et métaphysique La
Septième Victime (Mark Robson, 1943), à Val Lewton & Jacques Tourneur
et compagnie, apôtres paresseux ou doués de l’ambiguïté.
Pour son antépénultième métrage, le
réalisateur verse dans une sorte de pornographie psychique, d’apparence
pourtant pudique, à peine aperçoit-on les seins ronds de l’innocente Niké
Arrighi (Il profumo della signora in nero, Francesco Barilli, 1974), cadrée
couchée, rapprochée. Classé X à domicile, Les Vierges de Satan, titre français
explicite, dispose bien sûr d’un évident sous-texte sexuel, jadis illustré par
les Dracula
de la Hammer et bientôt le Ken Russell des Diables (1971). Ici, la cérémonie
secrète dissimule/métaphorise une orgie proprette, ou pas. Ici, un succube à
sauver se retrouve menotté, bâillonné, en train de se trémousser au milieu du
foin taquin, pour des ébats à la Tom Jones (Tony Richardson, 1963),
tu repasseras, mon gars. Le climat d’hystérie généralisée ne se limite pas aux
représentantes du « deuxième sexe » et l’hypnose, négative ou
positive, autrefois pratiquée par le comte de Stoker, de Fisher, sévit aussi
sur ces messieurs, symptôme des temps, sinon d’une homosexualité symbolisée.
Mélodrame œdipien de fils orphelin devant planter son père pourri par
procuration, The Devil Rides Out témoigne d’un imaginaire très insulaire, colonialiste,
conservateur et catholique, cf. la coda placée de façon littérale sous le signe
de la croix. À la fin des années 60, quasiment à contre-courant du mouvement de
la société, de son infidèle reflet trafiqué sur l’écran, petit ou grand, on
pouvait se permettre de montrer un démon noir, un géant repoussoir, en écho à
la créature colorée, disproportionnée, du Voleur de Bagdad (Ludwig Berger,
Michael Powell, Tim Whelan, 1940). On pouvait de plus transformer une mère en
sainte laïque, en avatar de Jeanne d’Arc dévoué à « l’amour sans désir »,
victorieux du pire, la perte d’une enfant sur le point d’être sacrifiée par une
assemblée de tarés fissa purifiés par le feu, merci mon Dieu, la rousseur de la
nièce suprême, superbe, en inversion ironique de celle, redoutable, redoutée,
des malheureuses naguère brûlées sur le bûcher, par des mecs abjects et la
complicité de leurs consœurs délatrices.
Le précieux Terence signe-t-il pour
autant un film frigide, raciste, prosélyte et patriarcal ? Poser la
question rhétorique revient à répondre non, puisque The Devil Rides Out
transcende l’ensemble, rejoue, presque en baroud, d’honneur, d’horreur, la
fable ancienne formulée par Matthew McConaughey au terme de True
Detective (Cary Joji Fukunaga, 2014), à savoir la lutte éternelle, a priori manichéenne, des ténèbres et de
la lumière, ma chère. Une fois supplémentaire, Fisher filme l’affolement et la
folie lesté d’une précision qui laisse pantois, d’une sérénité qui laisse
songeur, qui réconcilient avec les puissances pulsionnelles du ciné, surtout
décuplées, embellies, au creux du cadre et d’un écrin de pure (dé)raison.
Sommet d’expressivité contrastée, Les Vierges de Satan cartographie un
asile rural, appréciez le calme estival de la campagne, avec une rigueur de
géomètre, additionne les données dérisoires – selon une perspective
matérialiste, voire marxiste, par exemple de votre serviteur, la sorcellerie
s’apparente au mieux à de la mythologie, au pire à des pitreries – avec une
clarté remarquable, une capacité à leur conférer le maximum d’impact. Sourire des mésaventures de ce Club des cinq
adulte, en proie au tumulte, ne saurait heureusement équivaloir à s’en moquer,
à se gausser du « deadly serious » revendiqué par le duc, détenteur
d’une boîte à bijoux peut-être royaliste. Vacciné contre le second degré, la
caricature impure, le cynisme suicidaire post-Scream
(Wes Craven, 1996), Fisher ne se fout pas de nous, ni de ce qu’il filme.
Escorté par des collaborateurs réguliers, citons les noms familiers de James
Bernard à la musique, d’Arthur Grant à la direction de la photographie, de Bernard Robinson aux décors,
le cinéaste sublime le matériau de Richard Matheson, lui-même métamorphosé en
adaptateur d’un roman du renommé Dennis Wheatley, auteur réactionnaire assumé, notez
le délicieux clin d’œil d’araignée agrandie, tout droit sortie de L’Homme
qui rétrécit (Jack Arnold, 1957).
Drolatique, quantique, inquiétant et
curieusement émouvant, la leçon d’antiscepticisme diégétique de The
Devil Rides Out professe sans lourdeur, disons à deux cents à l’heure,
sa foi dans le cinéma, mise à nu matérialisée, magnifique, sens duel, de nos
intimités, immanence simulée du monde extérieur transmué par un regard
intérieur. Le dispositif de la solidarité, néfaste ou altruiste, traverse un opus au propre et au figuré circulaire, qui
se souvient de la Grande Guerre, qui débute en ONU de serviteurs de Lucifer, disciples
cosmopolites et VIP insoupçonnables, vite soupçonnés, à la Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999),
dorénavant déguisés en astronomes de maldonne, cette collectivité maudite miroitant
à l’envers, de sinistre manière, l’équipe de production, la fabrication-projection
en public, voire le visionnage individuel à domicile, à désormais savourer en
messe blanche, en résurrection des mortes, en célébration de la vie, toujours
plus vivante et chérie lorsque menacée, convoitée. Le plaisir pris à chaque
plan, à chaque instant, de cette copie impeccable, à la qualité incontournable,
nous rédime du marasme hebdomadaire du mercredi, démontre la magie majeure,
immaculée, du ciné, pas uniquement anglais, art funéraire des fantômes, des
fantasmes, art populaire des épiciers, des poètes. D’un cercle à l’autre, le
film fou de Fisher frise la perfection, spatiale ou non, et son « Ange de
la mort » à cheval, casqué, ensuite repris par les cavaliers espagnols,
pareillement squelettiques, davantage cacochymes, de la tétralogie dite des
Templiers, dirigée par Amando de Ossorio (La Révolte, Le Retour, Le
Monde et La Chevauchée des morts-vivants, 1971-1975), nous hante encore,
en 2019, nous lave la rétine, nous éclabousse, attention, Tanith, de sang neuf.
Il doit une partie importante de sa
réussite à l’investissement de ses interprètes, mentions spéciales à Sarah
Lawson (La Nuit de la grande chaleur, Terence Fisher, 1967), Charles
Gray (La Nuit des généraux, Anatole Litvak, 1967, Psychose
phase 3, Richard Marquand, 1978 + un doublé de James Bond : On ne
vit que deux fois, Lewis Gilbert, 1967, Les Diamants sont éternels,
Guy Hamilton, 1971), Leon Green (Flash Gordon, Mike Hodges, 1980),
vrai-faux sosie de Rod Taylor (Les Oiseaux, Alfred Hitchcock, 1963
ou Le
Dernier Train du Katanga, Jack Cardiff, 1968). Si tout cela ne vous
suffit pas, je rajoute que The Devil Rides Out inclut un
séduisant générique cabalistique ; commence par un atterrissage, se
termine par une ascension ; que Sir
Christopher y roule en Rolls, salue les dames et les demoiselles en français,
fichtre ; qu’il comporte un pentagramme proéminent, des coqs of course à sacrifier, à proximité,
prisonniers d’une malle en osier, un salut de saison à The Wicker Man (Robin
Hardy, 1973) ; des fenêtres de fuite, fisheresques, déjà là dans Le
Cauchemar de Dracula (1958) ; une gosse en tenue d’écuyère, motif
filé de petite friquée, dotée d’une réplique pince-sans-rire : « He
didn’t stay long, did he? » ; une comtesse-diablesse, dénommée
d’Urfé, au strabisme bien peu romanesque, salutations au papounet de L’Astrée,
par ricochet à notre Éric Rohmer ; des tuniques virginales et parme de
partouzeurs nocturnes, la chèvre trépasse, hélas, le Diable Himself se manifeste, diantre ; du
thé en soirée, en peignoir écarlate raccordé au canapé, olé ; une poupée
tripatouillée par une adulte, les psys salivent ; un arbre vert et une
robe rose ; un coussin en soie partagé ; un chantage à l’amitié excusé
; un serpent ailé, immobilier, remémoré ; des flammes fatales – brasier
anecdotique et surmédiatisé de Notre-Dame, larmes de crocodile de milliardaires
philanthropes via l’argent des
autres, auxquels il ne reste pas même la prière pour s’extraire de leur misère
– en sus de cordes et de cloches chipées au Miklós Rózsa de Ben-Hur
(William Wyler, 1959) et, last but not
least, un joli geste maternel prodigué in
extremis sur la minote soulevée par papy Lee.
On le sait, l’imagerie fantastique ou
policière verrouille souvent les velléités révolutionnaires, prône un retour à
l’ordre antérieur, chaque chose à sa place, chaque citoyen dans sa classe, la
divinité ou son ersatz désacralisé, c’est-à-dire l’État, en surplomb de
garnison, de surcroît consumériste, de préférence décérébrée. Mais le cinéma, a fortiori celui de Fisher, ne se
résume/réduit à ça. Comme les volumes mis sous clé par les curés,
« enfer » de papier, à consulter d’une seule main, vous le devinez
bien, comme la Bible imbibée d’atrocités censées édifier ses adeptes, il tire
son intérêt, son intégrité, sa nécessité, de son aptitude innée, conservée,
cultivée, à faire s’accorder les contradictions, à tresser la beauté à la
laideur, la douceur à la terreur, le spectacle de la violence à la
transcendance du silence, seule disponible pour un cinéphile athée. Dépourvu
d’hypocrisie, basé sur un postulat risible, The Devil Rides Out nous
emporte au cœur de son élan clivant, entrechoque les êtres, les silhouettes,
les superstitions et les sujétions. Rebondissant sur une expression de son
Simon, Richleau remercie Dieu, incite à l’imiter. En vérité, on choisira de se
contenter d’adresser nos reconnaissants remerciements au cher Terence Fisher,
qui sut, en fin de carrière, accomplir pareille acmé, stimulante et maîtrisée,
radicale et singulière, diamant obscur et flamboyant d’une filmographie à
revisiter plutôt qu’à exorciser, quitte à se munir de sel et de mercure, à
délirer entre quatre murs, à ne malmener que soi-même, amen.
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