La Femme au gardénia : Nuit d’ivresse


Le symbole de l’amour muet, l’emblème de Billie Holiday…


Un jour peut-être ça changera
Y a plus d’respect dans la rue
Tu sais très bien quand t’abuses

Angèle

Aux USA, en 1953, l’attirance funeste de Tristan & Yseut se mue en « crime passionnel », Cole côtoie Wagner, le féminisme fricote avec le fait divers. Certes tamisé par le glamour de l’imagerie de Los Angeles sur grand écran, disons une dizaine d’années avant son avènement outre-océan, le réalisme trivial du kitchen sink britannique se matérialise de manière littérale, lorsque l’héroïne s’évanouit, sa conscience emportée dans le tourbillon d’un évier, tel un prélude au décès de sa blonde consœur de salle de bains (Psychose, Hitchcock, 1960). Film court, tourné en une vingtaine de jours, film conservateur, tout sauf « mineur », film agréable mais discutable, La Femme au gardénia persiste à parfumer le présent de son passé pertinent. La Warner avaricieuse acquiert les droits d’une novella de la Vera de Laura (Preminger, 1944), la rebaptise avec un cynisme d’épicier, afin de surfer sur le succès de la récente « affaire du Dahlia noir », donne dans le placement de produit, cf. le caméo en écho du King sucré, ses mimines de marié miroitées. Comédie sentimentale déguisée en film noir, remarquez la maîtrise du maestro Musuraca, sa lumière ombrée, toujours expressive, jamais expressionniste, Blue Gardenia s’éloigne cependant de l’atrocité subie par Liz Short, adoube Burr en agresseur fissa défait, vite châtié au tisonnier, « aucune imagination », se désole l’ancien en VO sous-titrée, alors que Hitch, bis, lui fera découper/déplacer sa moitié (Fenêtre sur cour, 1954). Ici, les deux types principaux, un portraitiste, un éditorialiste, se souhaitent « bonne chasse », croquent leurs conquêtes de calendrier, les répertorient parmi un petit carnet black assez abject.




Ici, les standardistes téléphoniques, point téléphonées, vivent entre filles, s’avèrent indépendantes, sentimentales, lectrices de polars estampillés de gare, aussi à sensation que la presse du même nom, tant pis pour Spillane. Guère sauvage, davantage sage, l’ouvrage visualise deux voies parallèles puis tangentes vers le respect, l’intégrité, la confiance, la fidélité. À la paranoïa des prédateurs, des proies, répond par conséquent le moralisme hollywoodien : si trop tu bois, voilà ce qu’il t’arrivera ; si tu pratiques la tactique de l’article narcissique, ne t’attends pas à ce qu’elle te tombe dans les bras, pas maintenant, en tout cas, procès pourtant remporté. Rassurons la lectrice, le lecteur, surtout celles et ceux de la rubrique du courrier du cœur : Norah & Casey se reverront rapidement, se sourient déjà, de dos, tandis que le comparse ensommeillé, photographe affalé, hérite du calepin mesquin, amen. Sorte de Liaison fatale (Lyne, 1987) en partie inversé, transsexué, La Femme au gardénia démontre la nécessité de dire adieu aux aventures impures, troque le romantisme, teuton ou non, rêveur, stupide, pauvre Sally, retourne à ton jus de fruits, contre le pragmatisme de la démocratie US, royaume de la cuisine équipée, du rôti cramé, des clopes enchaînées, des crooners « de couleur » bornés aux cabarets côtés, merci au scandale floral, fatal, de la musique « en conserve », « comme tout le reste », de la justice éternellement triomphante, devise latine du palais expédié incluse. Assisté du scénariste Hoffman, TV en perspective, escorté du directeur artistique Hall, collaborateur de Browning & Whale, muni d’une dolly véloce, plutôt que d’un regard féroce, Lang adresse ainsi des clins d’œil à Furie (1936), La Rue rouge (1945), poursuit sa judiciaire-judicieuse sociologie étasunienne par procuration, bye-bye aux allemandes (super)productions, Celia Lovsky, proche de Lorre, vendeuse bigleuse à l’accent tranchant, en attachant trait d’union d’occasion.


Esseulée, alcoolisée Cendrillon de saison, la fameuse pantoufle remplacée par un escarpin taille 37, jadis au générique de La Splendeur des Amberson (Welles, 1942), Ève (Mankiewicz, 1950), La Loi du silence (Hitchcock, 1953), bientôt rebrunie par le DeMille des Dix Commandements (1956), Anne Baxter domine les débats, à défaut des ébats, de sa voix veloutée, friendly, un peu à la Peggy Lee, accepte le prétexte d’une fête à domicile, de transparence automobile, de fine pluie de Californie, refuse de forniquer avec le mec embrassé, pris pour son traître hospitalisé de Corée, olé, casse sa glace, se casse, se couche, succombe à l’amnésie, à la culpabilité, aperçoit des policiers partout, se débarrasse au sein d’un incinérateur nocturne de sa robe en taffetas, évocatrice pour l’aveugle, se confie à sa colocataire, se fait choper à cause d’un mouchard de comptoir. De son côté, Conte, menteur néanmoins honnête, découvre la vérité pas si invraisemblable, intitulé français de Beyond a Reasonable Doubt (1956), identifie in fine, in extremis, la vraie coupable, disquaire suicidaire, enceinte, délaissée, excitée par un mouchoir immaculé, oublié, dans la vraie vie la souris du Richard précité, vous suivez ? Douze ans après Les Pionniers de la Western Union (1941), relisez-moi ou pas, Lang signe un opus discret, voire discrédité, y compris par l’intéressé, « réalisateur à louer », en réalité digne d’être loué. Car la transparence ne s’apparente pas à l’absence, car le classicisme n’exclut pas la stylisation. Peu importe si la parenthèse américaine ne comporte a priori aucun des sommets de la filmographie pré/post-nazie, puisque l’on retrouve totalement intactes la vivacité des Espions (1928), la féminité de La Femme sur la Lune (1929), la saveur acidulée du diptyque indien (Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou, 1959), sans omettre des rimes aux pareillement médiatiques La Cinquième victime et L’Invraisemblable Vérité, tandem millésimé de 1956.



Dernier volet d’une trilogie légale apocryphe comportant J’ai le droit de vivre (1937) et Casier judiciaire (1938), La Femme au gardénia mérite son exhumation, son appréciation de divertissement intelligent, métrage et non ratage un brin désargenté, toutefois très soigné, sincère, non de mercenaire. Il ne s’agit pas de « faire une fleur » à Fritz, de ripoliner les produits porteurs de son paraphe, de sacraliser ses essais d’exilé, en vertu de la pénible et rassie « politique des auteurs », aveuglement volontaire à base de truismes et d’omissions ; il convient de visionner les films dirigés aux États-Unis durant deux décennies, d’écouter ce qu’ils peuvent/savent continuer à laisser entendre, politiques par définition, par décision, adroits ou pas, à propos d’eux et de nous, d’un pays précis, d’une psyché réfractée, d’une industrie documentée, concurrencée, gare à la « petite lucarne », d’une personnalité indissoluble, reconnaissable à travers les rouages dépersonnalisés du système. En 2019, Blue Gardenia évite l’herbier, l’anecdotique curiosité, sent sa réussite domestique, sens duel. Fanés, ces Désirs humains (1954) ? Lestés d’une humanité à humer, CQFD.


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