La Rupture : Pensione paura
Son fils, sa bataille, fallait pas qu’elle s’en aille, bis, génitrice assiégée…
Face au « plus fumier des
fumiers », teint et moustachu Michel Bouquet, Stéphane Audran, dont on ne
se lassera jamais de célébrer la beauté, le talent, sinon la discrétion et la
distinction, interprète cette fois Une femme sous influence
(Cassavetes, 1974), elle idem au bord
de la démence, soumise à la pression insupportable de mecs abjects. Gena
Rowlands payait cher sa différence et la chère Stéphane doit se battre à chaque
instant, quasiment à chaque plan, pour ne pas sombrer, succomber au sein d’un
royaume maudit, désenchanté, régi par L’Argent (Bresson, 1983), serpent
(monétaire, funéraire) sinistre contre lequel elle se dresse, surnage, telle
une « Jeanne d’Arc », rapprochement moqueur mais admiratif effectué
par Paul (saint) Thomas, Judas paupérisé, vrai-faux cancéreux à la chaussette
trouée, au père remercié, ruiné, probablement enterré. À nouveau admirable, Mademoiselle
Audran remporte une victoire à la Pyrrhus, termine son odyssée immobile sous le
sceau de l’insanité, jus d’orange au LSD, confond un marchand de ballons, titre
du livre, clin d’œil crypté à Lang (M le maudit, 1931), attachant
Dominique Zardi, détachant les siens, avec Dieu, les objets colorés, gonflés,
avec des anges « prisonniers », s’en va retrouver, en robe bleue
raccord avec les jouets légers, le ciel au-dessus, la véranda louée, son fiston
hospitalisé, désormais délestée des trois commères l’escortant au nom « de
notre sexe et de la maternité », amen.
Chabrol ne se contente pas, trente ans avant Merci pour le chocolat
(2000), d’adapter déjà un roman de Charlotte Armstrong, explicitement intitulé en
français Le Jour des Parques, il donne à regarder, à ressentir, un
portrait de femme discrètement bouleversant, innervé d’un ressentiment pas uniquement
adressé à la bourgeoisie, plutôt à l’ensemble d’une humanité détestable et
cependant pitoyable, au sens religieux du terme, quasiment rédimée par ses dérisoires
remords ravalés, son aide tardive refusée. Ces salauds nous ressemblent, ces
Machiavel médiocres nous emportent, nous importent.
La Rupture (Chabrol, 1970) commence par une
séquence paroxystique, drolatique, mari camé, épouse secouée, gosse envolé, au
crâne cassé, coups de poêle en réponse domestique, pragmatique. Il s’achève à
la vitesse grand V, via un petit
déjeuner nauséeux, hystérique, une rencontre fatale entre le Roderick de
Belgique et le Iago de Waterloo, coups de couteau ad hoc. Film fou d’un cinéaste assez secret, médiatiquement
dissimulé derrière une persona désinvolte,
conviviale, sarcastique, gastronomique, La Rupture, en sus de dépeindre Une séparation
(Fahradi, 2011), de mettre à jour de rances manigances, décrit donc un hiatus de la raison, une césure de
récit, de personnage, en permanence illustrée, suggérée, par le film lui-même
et in extremis matérialisée, multipliée par le dénouement cohérent,
insensé. Au creux du microcosme morose, surplombé par une grisaille infernale, généralisée,
due au fidèle DP Jean Rabier, le caméo en mode nympho de la callipyge et topless Catherine Rouvel (Le
Déjeuner sur l’herbe, Renoir, 1959, Chair de poule, Duvivier,
1963 ou Borsalino, Deray, 1970), mention spéciale à la fellation au
téléphone, évidemment hors-champ, bande de vilains-voyeurs garnements,
représente un horizon hédoniste et ludique hors d’atteinte, perverti par du
porno vintage, triolisme de satanisme, mazette, et le viol apprécié, langue tirée, d’une adolescente attardée. « Elle est un peu demeurée mais elle est gentille » résume le toubib
trop en blanc, trop souriant-insouciant, aveugle à la douleur d’autrui,
indifférent aux tenants et aux aboutissants de la tragi-comédie. La complice
perruquée, allongée, hilare devant les dollars
du beau-père austère, effarouchera quelques féministes, quand Chabrol ne se
soucie de misogynie, davantage de religiosité, disons laïcisée, de châtiment
immanent, moins destructeur que la coda de La Cérémonie (1995).
Dans un monde tellement immonde,
pandémonium pérenne, il faut beaucoup de lucidité, voire de sainteté, pour ne
pas devenir cinglé(e), ne pas s’effondrer définitivement, comme le fils de
riches à la neurasthénie jolie, presque poesque. Cernée par des hommes
malheureux, malveillants, coupables en mots, en complot, Stéphane/Hélène,
prénom de tétralogie porté pour La Femme infidèle (1969) et repris
pour Le
Boucher (1970), Juste avant la nuit (1971), ne
manque pas de courage, manque de ressources, payait les factures du couple
inapproprié avec ses rémunérations de barmaid.
L’ex-« danseuse nue »,
occupation épuisante, contorsions jeunistes, raconte en accéléré son CV au milieu
d’un tramway, notez son Claude en
passager express, monologue remarquablement
mené par la comédienne, à destination d’un avocat sympa, impeccable Duchaussoy, peut-être
illico épris de sa cliente désargentée,
on le comprend, comment résister à Stéphane Audran, entrecoupé d’inserts
extérieurs, câbles de court-circuit, rails guère rassurants, à l’instar d’esquisses
de dissociation, partition à l’unisson, anxiogène, de Pierre Jansen. La caméra
mobile ne s’arrête pas là, elle accomplit dans les deux sens un petit travelling perturbateur durant un
dialogue attablé, sandwiches et café,
en écho à celui, circulaire, d’une scène semblable, en bord de mer, du Furie
de Brian De Palma (1978). Film à sa façon fantastique, La Rupture relie par des
correspondances, des points de suture, Alice ou la Dernière Fugue
(Chabrol, 1977) et Les Fantômes du chapelier (Chabrol, 1982), autres contes pour
adultes remplis de calme tumulte, d’une morte-vivante inconsciente, de huis
clos psycho(logique/tique/pompe), de limbes de dingue, de masculinité meurtrière,
tourmentée, espionnée.
Tandis que Régnier tisse à distance
sa « toile d’araignée », Hélène croise la convaincante Annie Cordy,
directrice de pension irréprochable, aux sexes séparés, please, sur le point de se faire déloger, ah, le capitalisme
immobilier, l’accentuée Katia Romanoff (Litan : La Cité des spectres verts,
Mocky, 1982) et même Mario David, « tragédien » solitaire à
l’intégrité point simulée. Pareillement à contre-emploi, Drouot s’affranchit enfin
de Thierry
la Fronde et Cassel & Carmet, tandem instrumentalisé, alcoolisé,
méritent bien sûr d’être mentionnés, ou ovationnés. Tourné in situ, le métrage amer inclut un caméo de Harry Kümel, réalisateur du saphique et vampirique Les Lèvres rouges (1971), en taxi driver témoin d’aéroport, la participation aux décors locaux d’une
certaine Françoise Hardy, possible homonyme ; co-production
belgo-franco-italienne, il comporte une apparition de Maria Michi, vue chez
Rossellini (Rome, ville ouverte, 1945), Bertolucci (Le Dernier Tango à Paris,
1972) ou Brass (Salon Kitty, 1976). La fable féminine et funèbre affiche en sus
une citation liminaire de la racinienne Andromaque, de délicats aphorismes
d’avocats, « Il y a souvent un préjugé contre l’argent » + « Pourquoi
avoir honte de la richesse ? », une moralité de cabot émouvant :
« Les gens n’ont plus le sens de la bonté », un miroir brisé, un
matricide d’escalier, une abstraction de polarisation. Une œuvre sur le
divorce, la rumeur, le scandale ? Assurément, pas seulement, car, surtout,
un film d’amour maternel, motif majeur afin de s’extraire de l’asile, de défier
l’autorité, du patronat, du patriarcat, du fric, des « imbéciles »,
c’est-à-dire des gens dangereux qui, en accord avec les « cons »
d’Audiard, osent tout, provoquent le rire panique, ou l’acmé des larmes.
Par exemple celles de Stéphane
désorientée, changement de perspective chimique, épiphanie à la Huxley,
retombée en enfance, disant adieu à l’innocence, à l’établissement, à la
société, parvenant, superbe, blessée, à sortir de sa sidération picturale, en
surplomb du cadavre malgré tout aimé, peu avant, convalescent encore vivant,
salué à ses pieds, en rime avec l’état du cinéphile stupéfait par la fin folle,
qui (s’)affole, alors que dehors, au-delà de son esprit, de sa lutte à
domicile, la supposée vraie vie se poursuit, le trafic rapplique sur la
bande-son, dérivent les beaux ballons. Hélène dit des choses fortes, « Je
veux rester un être humain », « Je veux voir mon fils »,
« Je vais voir mon fils », elle dit en outre, énervée, essoufflée, sa
réplique presque plantée, gage de vérité, celle d’une actrice, d’une
concordance, d’une époque, d’une cinématographie, à la belle-mère médusée,
« J’peux même pas vous dire ce que j’pense de vous », secondes
suprêmes, élégantes et cinglantes. En 2019, la phrase vaut pour de nombreux
individus, au sommet de l’État ou pas, néanmoins je peux, moi, écrire tout le
bien que je pense de La Rupture, de son style, de son
discours, de son dérèglement au carré, miroitant celui d’une classe dégueulasse,
d’une caste donnant des envies de se casser, par extension d’un système
lui-même messe noire, malédiction depuis trop longtemps acceptée par ceux
qu’elle exploite, qu’elle spolie, qu’elle abrutit, qu’elle contamine, en maléfice
infini, en structure éternelle, manifestons le samedi pour consommer mieux,
laissons la véritable révolution aux lettrés, aux idéologues, le désabusé
Sergio Leone, sans gilet jaune, opine (Il était une fois la révolution, 1971).
La poétique, si vous l’ignorez,
cessez de me lire, s’avère inséparable de la politique, et La Rupture, film
politique et poétique, magnifie Stéphane, la transforme en femme fréquentable,
forte, fragile, irrécupérable par les partis, les partisanes, irréductible à
l’opposition simpliste de La Maman et la Putain (Eustache,
1973), amitiés de ma plume numérisée, similairement sudiste, à Mademoiselle
Rouvel. Ce qui se joue ici procède du marxisme et l’excède, se situe sur les
hauteurs, d’une carrière de réalisateur, d’un salut accordé au prix de
l’entendement perdu, du « fil d’Ariane » éperdu, rompu. Hélène reverra-t-elle
Michel ou se perdra-t-elle dans la contemplation des ballons, immobile sous
l’azur immense, hypnotisée par les mouvements rappelant les formes reflétées
d’une fameuse caverne philosophique ? La réponse appartient à chacun,
interroge notre propre rapport à l’action, à la génération, à la propriété de
la lignée, thème moderne des familles recomposées, redimensionnées, hétéro ou
homosexuelles, et au cinéma, art fantomatique et physique, magique et
mécanique, fragments de sons, de sensations, d’herméneutiques et d’images en autant
d’hommages éloquents à une muse-médium, une égérie tout sauf passive, puisque
collaboratrice active, à la, dommage, décédée, par conséquent dorénavant
immortelle, parmi la mémoire, sur tous les écrans, petits ou grands, Stéphane
Audran.
Très bel hommage à Stéphane Audran, "l'élégance actrice" et aussi à Catherine Rouvel
RépondreSupprimermerveilleuse et féline que j'ai vue à l'oeuvre pour la première fois à la Tv dans Les rois maudits
https://www.facebook.com/catherinerouvel/videos/271584550354761/
inoubliable Audran également dans Betty https://www.youtube.com/watch?v=ARcFkktAeas
Réalisé par Claude Chabrol
Avec Marie Trintignant, Stéphane Audran, Jean-François Garreaud, Yves Lambrecht, Pierre Vernier, Thomas Chabrol, Christiane Minazzoli, Nathalie Kousnetzoff, Pierre Martot, Yves Verhoeven
Compatriote marseillaise aussi très à l'aise ici, à Paris :
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2020/04/les-pas-perdus-les-infideles.html
On réentendra l'attente mélancolique de Michel cinq ans après, olé :
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2020/06/rien-ne-va-plus-une-partie-de-plaisir_42.html
« Voici comment et pourquoi, à un moment donné de ma vie, je me suis passionnée pour un domaine éloigné de mon métier d'actrice : les cultures traditionnelles. J'ignorais alors que je m'engageais sur un itinéraire qui aboutirait à ce livre. En ces temps de grands désordres, où s'effondrent toutes nos certitudes, j'ai ressenti le besoin de transmettre ce que j'avais appris. » Stéphane Audran
RépondreSupprimerhttps://www.livres-cinema.info/livre/7600/une-autre-facon-de-vivre
Pas lu celui-ci mais celui-là oui-da :
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/02/biographie-dun-sexe-ordinaire-la.html