La Voleuse : Le Camion
Son fils, sa bataille, fallait pas qu’elle s’en aille, génitrice de
Germanie…
Romy & Piccoli ? Il faudra
désormais répondre au-delà de Sautet. Avant Les Choses de
la
vie (1970), Max et les Ferrailleurs (1971), n’omettons pas Mado
(1976), La Voleuse (Chapot, 1966) crée le couple. Une dizaine d’années
après le succès ensuite détesté de Sissi (Marischka, 1955) et ses
suites, Mademoiselle Rosemarie Magdalena Albach remet les pieds en Allemagne,
Autrichienne naturalisée hexagonale, qui toujours entretint avec cette nation
une relation d’amour/haine, aux origines historiques et biographiques, merci
Maman. De ce point de vue, La Voleuse constitue le portrait à
charge, en écran large, d’une bourgeoise berlinoise soudain obsédée par son fiston,
jadis cédé à des ouvriers atteints de stérilité, par « l’idée » de
son existence, par la nécessité irrésistible de le récupérer, le droit situé de
son côté, tant pis pour l’opinion publique et celle de son mari, entreprise
assimilée à un « crime », pas « contre l’humanité »,
presque. Le personnage de Julia suscite chez le spectateur la tendresse et le
dégoût ressentis par son époux, par exemple stupéfait puis ulcéré par son
racisme ingénu, assuré, lorsqu’elle affiche son appétit multiplié, affirme l’absence
de propreté des Polonais. Entre les Kreuz et les Kostrowicz, la guerre déclarée
autour de la propriété d’une lignée procède ainsi, aussi, de la lutte des
classes, des souvenirs dégueulasses, d’une opposition économique, esthétique et
géographique, capitale verticale versus
banlieue horizontale. Nul hasard si le père par procuration se perche au sommet
d’une cheminée imposante, numérotée, de son usine désertée, surpeuplée, explication
du titre local, Schornstein Nr. 4, puisqu’il essaie de se hisser à la hauteur
littérale et symbolique de sa rivale inflexible. Doté d’un argument
schizophrénique, métaphorique, division de saison, mur intime, La
Voleuse prend acte de la couverture médiatique, voire de son pouvoir, à
la radio, sur téléviseur, même si le Vietnam semble loin, ne fait pas le poids
face au fait divers, au micro-trottoir de tour noire, pas celle de Stephen
King, certes.
Chapot, peu prolifique, débuta au
théâtre, bossa avec Brecht, scénarisa pour Nelly Kaplan, réalisa des téléfilms,
dirigea des épisodes de séries, dont trois des Cinq Dernières Minutes, assista
autrefois Raymond Rouleau sur l’insipide Les Sorcières de Salem (1957), retrouva
Simone Signoret sur le set des Granges
brûlées (1973), son second et donc dernier essai de cinéaste. Ici, il
se prend un peu pour Antonioni, surtout celui du Cri (1957), autre
mélodrame d’enfance et de désespérance, achevé via le vide et le vertige. Dans ce premier film maîtrisé, le widescreen permet d’isoler, de
surcadrer, de (dé)composer les couples, individuels ou collectifs. La
Voleuse commence par un monologue inaudible, plan-séquence de
générique, escorté par le thème principal tendu d’Antoine Duhamel. Il se
termine par un arrêt sur image, Werner/Michel muni du minot emmailloté, cerné
par la police et la presse sur le seuil de l’immeuble, de la (dé)libération au
terme d’une longue insomnie, alourdie par un ultimatum suicidaire. Auparavant, Romy, Piccoli, Hans Christian
Blech, aperçu au creux de La Chair de l’orchidée (Chéreau,
1974) ou Colonel Redl (Szabó, 1985), déclament les dialogues de
Marguerite Duras, remarquablement éclairés par Jean Penzer, directeur de la
photographie acrobatique car au service éclectique de Franju, de Broca, Berri, MD,
Labro, Verneuil, Chantal Akerman, Blier, Demy, Deray, Hanin, Delannoy ou
Niermans. Histoire d’aveu, de désaveu, de passé qui ne passe pas, là-bas ou à
Hiroshima, de diplomatie, d’épuisement, de piscine et de compartiment, La
Voleuse s’avère un métrage impressionniste, un brin doloriste, à
l’ironie discrète, à l’humour noir de clébard regardé d’un œil noir. Dire/audire du Duras représente en soi un
exercice, une expérience, et l’on ne perdra point son temps à
combattre-convaincre les résistances, les réticences, relisez-moi ou pas à
propos de Moderato cantabile, Nathalie Granger (1972), India
Song (1975).
Disons pour résumer que Romy &
Michel s’en sortent avec les honneurs, porteurs principaux, sans défauts, d’un
récit de malheur(s) pourtant tourné avec bonheur, les images joyeuses du
tournage en témoignent, moments de fumée, de complicité. « On parle de
tout. On reparle, entre un homme et une femme. Mais c’est jamais pareil tout à
fait », en effet, néanmoins mêlé en permanence de névrose(s), (re)tracé au
bord de l’hypnose. Onze ans avant l’item
du même nom, un camion amuse le marmot Carlo, rime de jouet connoté, comme si
les fils quasiment adoptifs de prolétaires devaient déjà envisager leur avenir
de convoyeurs de chantier, en écho à la gosse d’une des nouvelles, je ne sais
plus laquelle, de La Loterie de Shirley Jackson, récipiendaire d’un caddie riquiqui, apprends vite à acheter,
ma chérie. Dans La Voleuse, on entend des chansonnettes teutonnes, on pleure au
ciné, sur fond « d’actualités » de tiercé plébiscité, on supplie de
« sortir de cet état », on verrouille Romy Schneider derrière une
vitre mouillée, on perd le sommeil, on séquestre sa moitié, on la viole
conjugalement, amoureusement, amitiés aux féministes, sale salut d’une
progéniture future, d’un projet avorté, au figuré, on fait le siège en soirée
de la maison fermée, on pique-nique en mode mutique, à proximité des paysages sinistres
ou stimulants de l’industrie, à ravir le David Lynch de Eraserhead (1977) + Elephant
Man (1980), on refoule le représentant des piètres parents, « La
vie est mauvaise, Carlo, et les hommes, ce sont des chiens », on se fait
arrêter en gare, on essuie l’insouciant silence, dos tourné, du mouflet à
nouveau kidnappé, on s’agite à domicile, au cirque on se tient tranquille, on
survole le site, mise en spectacle spectaculaire d’un dilemme privé, on
pratique le son direct et le doublage évident.
Cela pourrait être une pièce plantée au
milieu d’un appartement spacieux de plusieurs pièces, un huis clos délesté de
trémolos, un délice-supplice adressé aux sado-masos, mais La Voleuse, ouvrage
mobile, précis, vaut mieux que le mépris, l’amnésie, une simple ligne expéditive
de filmographie jolie. Ni ratage littéraire, misère, ni chef-d’œuvre évacué,
par l’indifférence, l’inertie, l’usure des années, il s’agit d’un film
intéressant, étonnamment émouvant, d’une réflexion en action sur les mystères
de la maternité, la douleur de la paternité, les insuffisances des sentiments,
adultère absurde inclus en coup de grâce. Il s’agit, en sus, d’une radiographie
enragée, assez belle, bien que cruelle, d’un tandem miné de l’intérieur, d’un duo de marionnettes écrasé par la
grisaille générale, évidé par un manque fondamental, pas uniquement celui d’un
enfant, qui annonce en mineur, a fortiori
l’ultime quart d’heure, la joute existentielle, sexuelle, sarcastique et métaphysique
de Eyes
Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999). Aimer suffirait, résoudrait tout,
enchanterait un monde désenchanté, désincarné, maudit ? Bien sûr que non, remember Fassbinder et son lucide L’Amour
est plus froid que la mort (1969). Quelque chose de cette glaciation,
de cette sidération, parvient jusqu’à nous, dément le mouvement sexy des sixties, son hédonisme mâtiné de militantisme, commercialisé par le
révisionnisme rassis de notre modernité tellement frileuse, attristée,
résignée, malaxée d’humanisme misérable, de cynisme transmis, apparemment
bouleversée par un incendie ecclésiastique, moins par tout le reste qui rend la
(sur)vie de millions d’anonymes insupportable et cependant supportée, ou alors
on se suicide aussitôt. « Duraille », Duras ? « Forcément »,
coupable ou pas, toutefois préférable aux excréments du mercredi, aux larmes
de(s) crocodile(s), aux émotions de reproduction, aux psychodrames à deux
balles ou à un miraculeux milliard promis.
Le valeureux La Voleuse esquive la
divinité, envoie paître le pathos, contient des gens de talent foutrement
attachants, ne doit pas être réservé aux fanatiques inconditionnels de la très
chère Romy Schneider, j’assume ce statut, je la trouve admirable même parmi le
minable, je ne saurais me résoudre, en raison de mon estime, à la réduire à une
victime, de la vie, de sa vie, une mater
dolorosa, chacun sait pourquoi. Revoir Romy, ailleurs ou ici, en tout cas
pour moi, pour beaucoup d’autres cinéphiles, classés culturels ou estampillés populaires,
les désignent ceux n’appartenant pas aux classes homonymes, justement, revient
à se réjouir, à souffrir, à se dire, sans une once de nostalgie moisie, de
jérémiades gênantes, de génuflexion d’adoration, que le cinéma français, pas
encore formaté par les chaînes chiennes, soumis au cadenassé CNC, sut reposer
sur des individualités irremplaçables, irremplacées, n’hésita pas à prendre des
risques, tenter des rencontres, des croisements, des co-productions tout sauf à
la con, c’est-à-dire contourner à sa manière, modeste et sincère, à échelle
artisanale, contemporain de la Nouvelle Vague, le rouleau compresseur US, par
extension refuser le totalitarisme consumériste, égalitariste, spoliateur, en
douceur, pardon de pasticher Pasolini. Film fragile et imparfait, radical et
bancal, menacé par l’esprit de sérieux, rédimé par une femme magnifique et
problématique, La Voleuse dure une heure vingt, vous invite à sa redécouverte,
vous convie à un voyage au bout de la nuit, de l’ennui, persiflent les plus
sévères, sorte de soleil noir réchauffé aux flammes défuntes de la RFA, de Kramer
contre Kramer (Benton, 1979) diffracté, de Chromosome 3 (Cronenberg,
idem) congelé. Si l’aventure vous
titille, prévenez-moi, on en reparlera.
Dans mon Panthéon personnel des billets du Miroir des Fantômes, celui-ci figure en bonne place, on en reparlera en effet !
RépondreSupprimerQuand il vous conviendra, durassienne admiratrice...
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