La Divine : Shanghai Gesture


Film de putain, putain de film…


Femme de Shanghaï
Ou de Koustanaï
Du peuple massaï
Veuve d’un monde qui défaille
Rien ne peut égaler ta taille

Daniel Balavoine

Les yeux levés au ciel du studio, que regarde donc Ruan Lingyu ? Son suicide, survenu le 8 mars 1935, « Journée internationale des femmes », amen, celui de son fils de ciné, Lai Hang, zélé coco néanmoins victime collatérale de Mao ? Le biopic de Stanley Kwan, Center Stage (1992), où la chère Maggie Cheung l’incarne ? Un dieu miséricordieux, du récit, de la cinéphilie ? On l’ignore, on ne le saura jamais, on se souvient que Greta Garbo, autre actrice « divine », à laquelle le titre français de The Goddess fait référence, postée à l’avant du bateau en toc de La Reine Christine (Rouben Mamoulian, 1933), ne pensait à rien, sinon à ses impôts, sphinge suscitant toutes les projections le temps de la projection. Dans La Divine (Wu Yonggang, 1934) qui l’immortalise, Mademoiselle Ruan hypnotise, séduit, bouleverse. Admiré par un certain Chen Kaige, le métrage marque les débuts de Wu, set designer passé script writer + director, il signe en sus les décors, on en redemande encore. Film rapide d’un cinéaste socialiste, film mutique mais éloquent, The Goddess, intitulé à double sens, de mère nourricière, cf. le bas-relief, de péripatéticienne étymologique tirée à quatre épingles, s’avère un mélodrame maternel presque contemporain des Sœurs de Gion (1936) de Kenji Mizoguchi, similaire et différencié, délocalisé, petit traité de prostitution a priori pas con. À Shanghai, une femme anonyme fait le trottoir, tous les soirs, rentre au matin, s’occupe de son bambin, père trépassé, mentira-t-elle lors de l’inscription scolaire. Un joueur l’héberge à l’écart d’une rafle de flics, big boss pas si rosse et pourtant proxénète abject, pléonasme. Elle fuit, commence une nouvelle vie, hélas revoilà le gros dégueulasse, assorti des commères du coin – scolarité écourtée, enquête suspecte, principal compréhensif, compatissant, impuissant à repousser l’expulsion du miston.


Du fric derrière une brique, une bouteille létale, un procès expédié : la maman-putain récolte douze ans d’emprisonnement, le directeur refait surface, décide d’adopter/éduquer le gosse, la prisonnière lui demande de se taire, rend le gamin doublement orphelin, se sacrifie pour lui assurer un meilleur destin, amen, bis. Ainsi résumé, tout ceci sent son mouchoir mouillé, son féminisme formaté, sa démonstration de saison. En vérité, subjective, en réalité, perceptive, La Divine possède une délicatesse de chaque plan, une lucidité de chaque instant. Wu & Hong Weilie, doué DP, certes magnifient une comédienne iconique, remarquable, remarquée, à la gloire avérée, aux funérailles fastueuses ; ils font davantage, peignent un portrait de femme mémorable, dont la brièveté va droit au cœur du spectateur, dont l’intégrité permet de mettre à distance le malheur. Dédoublé mouvement, par conséquent, d’un grand petit film qui donne à ravir autant qu’à réfléchir. La prostituée existe par pauvreté, sa simple existence, attirante, repoussante, épuisante, accuse un système et par extension une société, révèle son profit, son hypocrisie. Agie, réagie, la « travailleuse du sexe » demeure un modèle de droiture, se tient toujours debout, y compris sur le point de s’évanouir, dispose d’une honnêteté-bonté inaccessible à ses utilisateurs, à ses détracteurs. Forte, fragile, cette femme fascine, mérite notre estime. Face aux solides Zhang Zhizhi & Li Junpan, époux et père par procuration, Ruan Lingyu nous observe sans nous voir en regard caméra, apparaît en pietà sous le V inversé des jambes écartées de son tourmenteur moqueur, « domination masculine » exprimée de manière cinématographique. Ici, une seconde surimpression répond à une première, l’avenir se substitue au désir. Le rire hédoniste du propriétaire rime avec le rire triste, nerveux, de sa proie piégée.


Pas de boulot, à peine l’échoppe d’un prêteur sur gages, un joujou cassé, un jeunot snobé, un travelling panoramique, en léger surplomb, au-dessus des salopes respectables, délatrices, une réunion en interne, entre mecs, se souciant de réputation, de ragots, cette « chose affreuse », en effet, dénoncée en derniers mots par la suicidée sous pression, la vie, à nouveau, imitant l’art, pas vrai, Oscar ? En 2019, tout ça conserve sa pertinence, son actualité rance, son absence de générosité, au propre, au figuré, de solidarité transposable. Cela, surtout, continue à contenir de la beauté, de la sensibilité, délesté d’angélisme, de manichéisme, à montrer que le cinéma sait, savait, montrer le monde, le traduire, le transcender, peut-être un peu le modifier, le rendre moins immonde, pour les hommes, les femmes, les enfants de maintenant. Je le redis, je n’écris pas par nostalgie, ni pour me faire mousser, ni pour être commenté. J’écris, essentiellement, notamment, pour célébrer, pour transmettre, pour raffermir ma santé mentale, afin de ne pas totalement désespérer du ciné, quitte à pratiquer une critique quantique, au bord de l’archéologique, quitte à saluer, souvent, les diamants du présent, heureusement. Même abîmé, oublié, restauré, embaumé, doté d’intertitres en anglais, La Divine représente davantage qu’une découverte idéale, une surprise stimulante, puisque en partie la preuve et l’explication de mon affection pour les filmographies asiatiques, leur élégance, leur souffrance, leur vaillance, leur puissance contre la désespérance. Si, un jour, pourquoi pas, Wong Kar-wai & John Woo décident d’unir leurs styles, leurs univers, leur progéniture aussi impure que l’art des images animées, salut à André Bazin, pourrait ressembler à The Goddess, infidèle reflet au lyrisme mesuré, à la violence en transparence.


Les yeux levés au ciel du studio, que regarde donc la déesse en détresse Ruan Lingyu ? Peu importe, elle m’importe, elle t’importera à toi, crois-moi, une fois que tu verras La Divine, premier film, pas loin du dernier, réussite tacite, taciturne, esquisse d’ostracisme, calligraphie vériste, mausolée d’une star à aimer, à se remémorer, à enlacer, via un texte débarrassé de prétexte, dans toute la richesse et le dénuement de son humanité majeure, malmenée, lumineuse et enténébrée.

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