Gothic : La Villa


Nuit d’orage remplie d’outrages…


Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture !

Agrippa d’Aubigné  

« Seul un Anglais peut être aussi insupportable » plaisante le Shelley de Sands à propos du Byron de Byrne, qui déteste/insulte autant la Suisse que Welles déguisé en mémorable Harry Lime selon Le Troisième Homme (Reed, 1949), mais l’aimable Ken, scandaleux ou non, mérite mieux que le mépris, mérite mon estime, surtout en (dé)raison des titres suivants, souvent inspirés, inspirants : Love (1969), Les Diables (1971), Tommy (1975), Au-delà du réel (1980), Les Jours et les nuits de China Blue (1984), Le Repaire du ver blanc (1988), La Putain (1991). Certes, son segment de Trapped Ashes (Cunningham, Dante, Gaeta, Hellman, 2006) sentait en effet la cendre, et Gothic (1986) ressemble dans l’ensemble au sympathique-anecdotique La Note bleue (Żuławski, 1991), autre huis clos people, psycho, sado-maso, cette fois délesté de marmot. Car ici, Mary se souvient de son enfant défunt, du second à venir, à périr, envisage déjà le petit cadavre porté par sa demi-sœur et le mélodrame maternel grimé en film d’horreur vintage, produit par Virgin, refaites-moi l’affiche explicite, please, se termine logiquement sur un fœtus flottant, au creux du lac de l’inconscient, bon sang, des profondeurs de la postérité, olé. « L’immortalité appartient aux poètes » professe le boiteux lubrique, diabolique, salut au Diable boiteux de Guitry (1948), elle appartient itou aux actrices, sinon aux artistes, le psychodrame distancié permettant par conséquent de retrouver dans l’éternité de sa beauté, de sa sensibilité, la débutante (sur grand écran) et regrettée Natasha Richardson, pas encore Madame Liam Neeson.



Que la critique écrive ce qu’elle veut au sujet de Russell, de sa soi-disant hystérie, de protagonistes, de récits, puisqu’il sut cependant tracer d’intéressants portraits de femmes fréquentables, fortes et fragiles, incarnées de façon charnelle et spirituelle, sens duel, par des comédiennes audacieuses et talentueuses, citons les noms de Glenda Jackson, Vanessa Redgrave (maman de notre Natasha), Ann-Margret, Kathleen Turner, Theresa Russell, homonyme d’Amérique. Que l’on souscrive ou point à la thèse illustrée de la création comme résurrection, catharsis collective, que l’on associe ainsi Mary Shelley, voire Godwin, et Anne Rice, la Créature orpheline de Frankenstein et la gamine Claudia de Entretien avec un vampire, pitoyable psychanalyse (pléonasme) littéraire, qui foutrement m’indiffère, Gothic anoblie Natasha, repose plus qu’en partie sur ses épaules nues, son visage et son âme mis à nu, même si le reste de la distribution, presque chorale, ne démérite pas, loin de là, mention spéciale à Timothy Spall en docteur Polidori pédéraste, perruqué, porté sur les sangsues et les stigmates, clou gory du clou de crucifix. Film en provenance d’Albion, donc ouvrage de classes, cf. la scène de la servante fissa masquée, désapée, silencieuse, révérencieuse, simulacre de sister incestueuse, ah, dear Augusta disparue, Gothic accumule les unités de la tragédie, lieu, temps, action, néanmoins séduit en visite énergique, ludique, drolatique, s’apprécie en sarabande où bande une armure animée, bleutée, en parenthèse de malaise, au propre, au figuré, introduction et conclusion en boucle bouclée apaisée, touristique, voyeuriste.


Russell, on le sait, réalisa moult biopics épiques, esthétiques, mélodiques, révisionnistes, antivictoriens, se fichant bien de la doxa des universitaires, des experts, des convenances du cinéma (de la société), a fortiori British, jugé trop lisse, par l’intéressé, pas seulement. Hélas, il existe aussi un académisme de l’excès, un immobilisme du mouvement, auxquels Gothic sacrifie, ne succombe, heureusement jamais arty, toujours sincère, à sa manière guère austère, généreuse jusqu’à l’overdose, laudanum en bonus, véloce au risque du vide, de l’inertie, de l’inoffensif. Face à la bien-pensance, à la bien-filmance, à la bien-baisance d’hier et d’aujourd’hui, du Royaume-Uni, de l’Europe désunie, il faut toutefois, malgré ses limites manifestes, sa mécanique un brin stérile, la mort prématurée, l’avortement suggéré de la diégèse en rime ironique au produit fini, aimer ce métrage d’un autre âge, en définitive assez sage, dommage, doté d’un scénario théâtral, double acception, du discret Volk (The Kiss, Densham, 1988, La Nurse, Friedkin, 1990 ou Afterlife, feuilleton de 2005-2006 avec l’émouvante Lesley Sharp), d’une partition datée, cordée, synthé, du bien nommé Dolby, d’une direction de la photographie effrontément expressionniste, soignée, signée Southon (Paperhouse, Rose, 1987 + une pelletée de clips pour George Michael). Succès de VHS, Gothic adresse en sus des clins d’œil idoines à Füssli ensommeillé, cauchemardé, à Keats & Walpole, au Hesse du Loup des steppes, je pense aux portes psychiques, prophétiques, balise un bestiaire biblique, inclut un crâne monastique, une fellation sur Byron, un cunnilingus écarlate, drap remonté, taché, un tandem de noirs clébards furibards, des automates pour adultes, un écorché décharné, des dessins sadiens, de bouquin à feuilleter d’une main, au lit, ma chérie.


Tout ceci, shooté avec un goût prononcé pour le grand angle et les contre-plongées, n’apprend pas grand-chose sur la genèse désormais documentée, ou documenteuse, d’un livre mythique, incontournable et discutable, autant moralisateur que romantique, ni sur les mystères intimes de la mise au monde par procuration, monstrueuse ou non. Là réside sans doute le défaut principal d’un opus plaisant et pourtant inconsistant, carnaval faussement fatal se contentant de poser en parallèle la destruction et la création, le passé et le projet, la perte et la renommée, au lieu de les faire dialoguer en une dynamique dialectique endeuillée. Le père Russell pouvait, pourquoi pas, accoucher de son Festin nu (Cronenberg, 1991) à lui, Sands bis, c’est-à-dire d’une réflexion en action(s), d’une somme humoristique et mélancolique, d’une expérience existentielle, fraternelle, où un homme, à nouveau, se met à pleurer, à voyager parmi les éclairantes ténèbres de son corps, de son cœur, de sa psyché. Demeurent la présence spectrale de Natasha, son épouvante de présage, due au caractère médiumnique d’un art par définition funéraire. Au miroir des fantômes, narcissique et tragique, chacun contemple son squelette, anticipe le trépas de sa progéniture, admire de l’amour, libre ou asservi, les impossibilités, les impostures, puis revient à la douteuse réalité, suite de séquences horrifiques, incapables d’être conjurées-verrouillées au milieu d’un roman de son temps et du nôtre. La foi en salut, la littérature en rédemption ? Je n’y crois plus depuis longtemps, sorry, Mary & Kenny, cela ne saurait me dispenser de vous saluer via mes mots envolés vers vos tombeaux, destination finale des dieux, des monstres, de Whale et de toi-même, lecteur amateur de bruit et de fureur.


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