The Big Shave : Razorback


Admirer sa mort miroitée, s’imaginer rasé de trop près…


En 1967, Martin Scorsese, âgé de vingt-cinq ans, encore à NYU, filme un type en train de se raser, d’abord innocemment puis jusqu’au sang. L’automutilation s’accompagne en contraste d’une chanson d’amour, écrite trente ans plus tôt (les paroles mentionnent Greta Garbo) par Ira Gershwin (pour les fameuses Ziegfield Follies de Broadway), ensuite « standardisée » par le trompettiste Bunny Berigan (version utilisée ici). Cela dure environ cinq minutes et se signale par son rythme déjà très scorsesien, rempli d’énergie, de précision, de vitesse, voire de surcharge baroque (le mec se désape de son tricot de peau sous trois axes différents, s’égorge idem, tandem en replay de trinité pour grenouille de bénitier un peu énervée). Tandis que le miroir, à la fois narcissique et suicidaire, annonce le dédoublement aliéné de Taxi Driver, le contexte et le titre alternatif (Viet '67) orientent la lecture vers l’allégorie politique, interprétation à moitié récusée par l’intéressé, plus enclin à proposer de la psychologie autobiographique (j’allais mal, camarade, amen). Le plan du visage sanguinolent, en regard caméra, content de soi, rime aussi avec l’enduit rougi du tueur au tigre du Sang du châtiment de Friedkin. Pour mémoire, rappelons que « Marty » ne se confronta pas au Vietnam, pas même au cinéma, contrairement à Cimino, Coppola, Kotcheff, Stone, Kubrick, De Palma (classement chronologique) ou « Hurricane Billy » dans le court (mais très intense) Nightcrawlers (1985, épisode de la nouvelle Twilight Zone). Scorsese, réalisateur métaphorique ? Pas vraiment, malgré (ou grâce à) l’imagerie religieuse prégnante de sa filmographie et le symbolisme new age de La Dernière Tentation du Christ. Il faudrait donc en rester à l’image, à la surface (de la glace), au comportementalisme cinglé entre le rituel trivial et le rite hermétique.

Si des candidats dérisoires se rêvent présidents en se rasant (par exemple notre Petit Nicolas à nous), le quidam anonyme ne pense pas, ne se projette pas, il agit, il évite de fléchir, il va au-delà de la première couche de mousse, il lacère sa face glabre sans flancher (filmer, surtout en adulte = ne pas renoncer, aller jusqu’au bout), il finit par déposer l’instrument de torture miniature sur le rebord écarlate du lavabo-abattoir, autrefois immaculé comme son maillot masculin. Il voulait en finir, avec lui-même, avec sa peau imberbe, avec son identité reflétée, redoublée, il voulait fuir (le monde hors-champ) à la manière d’Alice (qui n’habite plus ici), le faire d’une façon différente. Durant The Big Shave, exercice de faux temps réel, virtuosité de cadrage(s) et de montage, art poétique et politique (au sens d’inscription dans la Cité, dans l’existence individuelle, davantage qu’au creux d’une couleur de parti ou d’une période historique) primé en Belgique (récompense inspirée de Buñuel), la coupe du poil équivaut à celle du (gros) plan, non pas terme à terme, disons via deux mouvements parallèles, celui de l’acte et celui du style. La diégèse peut révulser, le gore (frontal) peut irriter (à l’unisson de la fusillade finale, au ralenti hiératique, du contemporain Bonnie et Clyde), le chocolat sombre versé, déversé, y compris sur le torse, les pieds, à proximité du bac de douche, des toilettes, du papier homonyme, des robinets nickel, décor de métonymie emprunté à Psychose, à la blancheur eugéniste (le carton sanguin du générique mentionne « whiteness herman melville »), à la propreté suspecte, peut écœurer, néanmoins le métrage atroce séduit par sa parfaite adéquation formelle et conceptuelle (on se rapproche en effet de l’art contemporain, du corps exposé, explosé, simulé dans son caractère organique), provoque une sorte d’ivresse à contresens de l’horreur radicale.

Ce grand rasage, cette épilation ultime, aboutissent à un pur objet de cinéma, ironique et tragique, à une façon de se mettre à nu très émouvante, voire clivante, en écho à la coda affreuse et généreuse de Histoires de cannibales de Tsui Hark, cœur (sacré) littéralement offert au spectateur. Lou Reed, similaire New-Yorkais tourmenté, chantait en 1982 The Blue Mask (Make the sacrifice/Mutilate my face/Wash the razor in the rain/Let me luxuriate in pain) : le héros very seventies de The Big Shave arbore un masque rouge profond (cf. le fondu final), molto Argento, pourtant totalement rétif à la beauté opératique du « terroriste » transalpin, car ancrée dans un réalisme urbain, direct, immédiatement accessible et guère distant dans son absurdité cauchemardesque. Un chef-d’œuvre de jeunesse ? Une belle promesse, pour une carrière assez incontournable bien qu’inégale.

Commentaires

  1. Selon moi, ce court-métrage est resté dans les annales. La scène du rasage est assez fascinante. J’adore regarder les films de Martin Scorsese, car les scénarios sont toujours très originaux.
    A+

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une séance de rasage en effet mémorable, et ouverte aux exégèses à l'aise. Scorsese vaut davantage pour ses portraits de femmes que de mafieux, l'ensemble de sa filmographie rapide, musicale et parfois bancale, baigné dans une religiosité ici pervertie : le corps (martyrisé) et le sang (généreusement versé) ne valent plus pour du pain ni du vin (christiques)...

      Supprimer
    2. Michel Journiac plasticien emblématique d'une époque fascinée par le "Signe du sang", titre de l'une de ses "dites" oeuvres subversives , fut le temps d'un unique cours orchestré à la fac au temps de notre jeunesse étudiante, l'initiateur promoteur de sa Messe pour un corps (tiens voilà du boudin...humain plus cochon tu meurs !),
      le td étant relatif à "point ligne surface" détourné à sa manière parce que uniquement à réaliser en rouge vif s'il vous plait ! bon j'ai fui la fac illico, la « viande socialisée » n'étant pas un objet d'étude suffisamment alléchant pour moi, il est mort je vous le donne en mille,
      d'une hémorragie cérébrale...!

      Supprimer
    3. Merci pour ce récit drolatique, tout sauf désincarné...
      Faculté littéraire pour votre serviteur, trois années durant lesquelles avaler des mots en ciment, ressentir une sinistre sensation d'isolement...
      Quelques femmes et jeunes filles dont cependant se souvenir, précieux sourires...
      Au ciné, le gore, y compris à gros renforts, demeure une métaphore...

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir