Le Voleur de Bagdad : Le Petit Prince a dit


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Ludwig Berger, Michael Powell et Tim Whelan.


« Il faut être prudent à Bagdad » : l’avertissement vaut toujours, mon amour, soixante-dix-sept ans après, sans Saddam, n’empêche, Daech. Il ne faut pas chercher, en petit propriétaire critique, à qui appartient Le Voleur de Bagdad (aux Korda, OK, pas que), car il appartient à tous les cinéphiles. Par contre, il convient de le chérir, de le donner à lire. Ouvre le coffre, explore la salle du trésor – que vois-tu, dis-moi ? Je vois un film enchanteur et enchanté qui ne pouvait être produit qu’en temps de guerre, quand l’imaginaire s’avère une nécessité, non plus un passe-temps de parvenus. Je vois un film méta qui démontre que « voir, c’est croire », en effet, un conte de fées enturbannées (voile de la religion) peuplé d’yeux amoureux (ou cyclopéen, apposé sur la proue d’un navire violet), de vrais regards (énamourés), de reflets narcissiques (de génie aquatique), d’un sultan grand enfant (caméo du co-scénariste Miles Malleson) préférant ses joujoux à ses semblables, s’amusant avec son théâtre optique (bergmanien, mis en abyme), d’un adolescent visualisant l’ailleurs à l’aide d’une pierre rouge appelée « l’Œil-qui-voit-tout » (souviens-toi de la camera obscura du médecin de Une question de vie ou de mort). Si l’amour rend aveugle, le cinéma rend voyant, citoyen rimbaldien. Je vois un film bien plus politique que fantastique, une fable sur le despotisme et l’esclavagisme (esclave de cour, esclave d’amour). Jaffar semble avoir lu le Léviathan de Thomas Hobbes. Comme l’oncle Charlie de L’Ombre d’un doute, il vomit l’humanité, il ne perçoit que trop bien son indignité généralisée. Dans Le Voleur de Bagdad, Candide rencontre Les Mille et Une Nuits. Dans Le Voleur de Bagdad, Emily Brontë adresse un salut littéraire à Goethe. Romantisme + orientalisme = le surnaturel de Vertigo, via une amnésie causée par une rose bleue à la David Lynch, une passion d’obsession.



Veidt ne veut pas violer June Duprez, mais quand il soulève son tissu rose (voile des illusions), le visage de sainte sensuelle apparaît tel celui de Judy/Madeleine enfin munie d’un chignon et donc dépourvue de petite culotte (je cite Hitchcock). La musique de Miklós Rózsa, omniprésente, tapisserie sonore aussi riche que la soie des costumes, que la texture des décors, vibre d’une énergie à deux pas (ou notes) de sombrer dans la frénésie funeste de Spellbound. Je vois un chant d’amour à la mer, dès la chanson (misanthrope) liminaire, presque une seconde nature pour la nation insulaire. Je vois un film qui rime avec Le Livre de la jungle (1942), Les Aventures fantastiques du baron Münchhausen (1943), les conneries sucrées, supposées exotiques, de la Universal avec la chère Piper Laurie flanquée ou non de Tony Curtis. Dans Le Voleur de Bagdad (1940), film léger, film sérieux (film « enfantin », affirment des crétins), le merveilleux n’écrase jamais la réalité, le monde réel continue à exister, à respirer, à apparaître capturé depuis un avion (oh, un canyon ricain). Mettons cela sur le compte du fameux réalisme cinématographique britannique. Et ainsi, la magie des Archers ne prolifère point ex nihilo, quel magnifique prédécesseur que voilà. Les spécialistes de l’anglicité relèveront en outre les rapports de classes, le sillage du colonialisme et l’homosexualité possiblement déguisée en amitié masculine, bitte d’amarrage colorée à la Fassbinder de Querelle, saucisses maternelles et molto freudiennes, torses nus inclus. Plus étonnamment, Le Voleur de Bagad anime une araignée de psyché, celle de Ça, le roman de King et l’adaptation télévisée de Tommy Lee Wallace. L’héroïsme, ironique, passe d’abord par la défaite des monstres intimes. Stephen se fiche de la psychanalyse, moi également, mais il s’amuse avec son imagerie et les multiples auteurs du film aussi.



Tout l’épisode indien annonce d’ailleurs Le Narcisse noir et, bien plus tard, Indiana Jones et le Temple maudit. La statue géante de la déesse (Sabu s’extraie de sa bouche) me fait penser à la statue de la Liberté dans Cinquième colonne ; le pied (sa main) du djinn géant me rappelle la patte de King Kong. Un messianisme discret irrigue le métrage, avec son petit prince (des voleurs, de père en fils) à la Saint-Exupéry (Le Petit Prince, opus de Résistance illustrée, paraît aux États-Unis en 1943), adoubé sous une tente empruntée à Lawrence d’Arabie par des vieillards pétrifiés par nos péchés, ressuscités par son innocence. Croire encore dans les hommes, dans les puissances de l’enfance, dans celles du cinéma, Le Voleur de Bagdad, film candide et lucide, film d’avant (l’atroce épiphanie d’Auschwitz et l’avènement du cynisme consécutif) et de maintenant (comparez, si vous l’osez, avec les excréments régressifs remplis de marmots magiciens ou de super-héros étasuniens), nous invite à le faire, en constitue la preuve valeureuse, le CQFD d’une absolue sincérité. On peut s’indigner, se révolter avec le débutant John Justin, doublon d’Albion d’Errol Flynn clean, replacé (par le peuple) in fine sur le trône en « despote éclairé » (par Georges Périnal), on ne peut que comprendre et partager l’âme tourmentée de son adversaire évidemment vêtu de noir, sur son destrier immaculé, ailé puis démonté (montage métaphorisé du film), Pégase présage de celui du Choc des Titans de Desmond Davis associé à Ray Harryhausen. Lorsqu’il inflige une cécité clairvoyante (remember le personnage de la mère dans Le Voyeur, avatar du marchand de ballons de M le maudit), lorsqu’il transforme fissa l’ami déclassé, basané, en « meilleur ami de l’homme » capable de déceler la fausse monnaie, son ombre expressionniste, disons à la Nosferatu, se dresse sur le mur en carton-pâte.



Revoir aujourd’hui en ligne Le Voleur de Bagdad dans sa VF (onctueuse) d’époque revient à vadrouiller au sein d’un musée (musulman) bien vivant, tant pis pour la poussière dont raffolent les nostalgiques de nécropoles ou les humanistes opportunistes. Non seulement il se laisse lire en délocalisée satire (aimable) de la monarchie (pardonnable), avec de surprenants soupçons de cruauté (matez-moi la coupure sur la peau obscure de l’assaillant), en appel à l’insurrection (sous le signe de l’imagination) et en réalisation (collective) d’une légende salvatrice, avec tapis céleste (le voleur se révèle volant), mais encore il relit avec une malice British l’affrontement sémite (biblique) de David & Goliath, il prône, a contrario du Pinocchio de Collodi (volontiers trahi par Comencini), l’esprit d’insoumission, dit non au moralisme scolarisé d’un père putatif (d’une famille désormais « recomposée »). Libre comme l’air, libre sur l’air, Sabu salue et s’en va, fidèle à « la féerie et l’aventure véritable », bien trop à l’étroit dans son costume (neuf) de réussite sociale. Une fois de plus, les adeptes de Freud y liront la victoire ultime des pulsions sur la civilisation. Bornons-nous à y reconnaître une philosophie (sinon une apologie) « indigène » de l’indépendance, du contre-courant, de la solitude, même souriante, récemment manifestée, pour le meilleur et le pire, avec le psychodrame européen du Brexit. Oui, Le Voleur de Bagdad me parle, nous parle de tout cela, et sa beauté, sa vitalité, son invention, sa profusion ne paraissent pas sur le point de se délaver, de se dévaloriser. Cher lecteur, tu le sais, je me contrefous du conformisme et de l’auteurisme, je vibre à ce qui m’interroge, me transporte, me résiste ou me ravit. Je vois midi à ma porte et peu m’importe minuit, l’heure de tous les chats agrégés en troupeau, repeints en gris.



Que vois-tu, toi, dans Le Voleur de Bagad, à part « An Arabian Fantasy in TECHNICOLOR » précise (résume) le carton du générique ? Une structure en flash-back ? Un reboot de Ben-Hur (la mouture muette) ? Une variation sur La Belle au bois dormant ? La conjuration du sort (rendez-vous définitif avec la mort, peu importe les détours et les sorties de secours) qui nous attend tous à Samarcande ? Une chanteuse noire, bucolique et mélancolique ? Une inspiration (en prison, d’effusion) piochée dans Peter Ibbetson (1935) ? Une tempête maritime digne de Poséidon ? Une danseuse à six bras, automate létal, assise et non debout telle Debra Paget charmant le serpent de Lang dans Le Tombeau hindou ? Rex Ingram agrandi, en « couche » écarlate, sur la plage de La Fille de Ryan (bovarysme d’IRA) ? Un survol à deux, accroché aux cheveux, du « toit du monde », à faire pâlir Superman & Lois au-dessus de Manhattan pour Dick Donner ? Un serment sentimental, promesse par-delà le trépas SM ? Une décollation évitée in extremis et une flèche plantée en plein front (siège du « troisième œil » de Lobsang Rampa ou de la « glande pinéale » selon Stuart Gordon) ? Un arc-en-ciel de coda en écho à celui de Dorothy over the rainbow dans Le Magicien d’Oz (1939 et réalisé pareillement à plusieurs) ? Allez, tout ceci existe, persiste, d’autres lectures itou – Le Voleur de Bagdad, ni chef-d’œuvre ni film fou (cf. dans cette « catégorie » Zu, les guerriers de la montagne magique), œuvre majeure propre à réjouir les mineurs (quoique), s’offre à moi, à toi, à tous. Il s’agit, tu en conviendras ou pas, d’un poème à la fois aristocratique et démocratique, ludique et tragique, anachronique et prophétique. Un film libre, un film sur la liberté, un film sur le destin, donc à chacun(e) destiné.
                  

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