Le Tombeau hindou : Cobra
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Fritz
Lang.
On prend les mêmes (personnages) et
on recommence ? Pas vraiment : Le Tigre du Bengale portraiturait
l’amour sensuel, Le Tombeau hindou dépeindra l’amour fraternel (et spirituel).
Tout se passe comme si L’Homme qui en savait trop
s’immisçait dans Vertigo, comme si Doris Day croisait Kim Novak, comme si la
volonté rationnelle faisait équipe avec la puissance sexuelle (serpent
outrageusement freudien bien dressé puis écrabouillé, impiété d’hypnotisé). La
sœur de Berger (convaincante Sabine Bethmann) possède sa propre beauté,
immaculée, sereine, aryenne. Elle le materne par couture ou nettoyage de
vêtement interposés, elle s’informe des plans du palais pour chercher,
questionner, la survivante récalcitrante (le plan de travail incliné du second
architecte, son mari, amusant Claus Holm, pas encore en fin de carrière chez
Fassbinder, évoque celui de Midge chez Hitch). Le couple de touristes complices,
courageux, un brin bourgeois, jouent aux enquêteurs à la Rider (Haggard),
épaulés par l’aimable Asagara (déchiré Joche Blume), serviteur insoumis
sacrifié pour la secourir, enseveli avec les morts-vivants plus rapides que
ceux de Romero, pas photo. Le Tombeau hindou se déroule pour
partie dans des catacombes empruntées à Metropolis, qui matérialisent au
présent (et au sein d’un décor utérin quadruplé, grotte dédiée à Shiva, salle
souterraine de Kali, sous-sol labyrinthique comprenant une léproserie, puits
d’infamie) le projet de caveau colossal, avatar du Taj Mahal. On continue à y
prôner la révolte (la « révolution de palais », littéralement), non
plus des prolétaires mais de multiples factions fratricides, opposées à la
fidélité sans faille (pas sans entaille, double plantage de couteau dans le dos
inclus) d’un général (autre forme d’amour, masculin, envers son suzerain déchu,
« éveillé » au fouet).
La coda de naguère (reniée par
l’intéressé), cerveau et main liés par le cœur, amen, moralité d’humanisme nauséeux (pléonasme), réactionnaire,
bien-pensant, voire fascisant (derrière les « bons sentiments »
grimace souvent le despotisme moralisateur), cède la place à un épilogue placé
(après une épiphanie de sabre-sexe abaissé) sous le signe du renoncement et de
l’humilité, sorte de bouddhisme express
pour les Nuls (ou Mabuse aussitôt converti). Lang, heureusement (pour nous), ne
s’attarde pas sur son prince devenu pauvre et porteur d’eau pour l’ermite
local, forcément sage et tant pis si le peuple (entrevu) continue à crever la
faim, quelques pièces d’or de mariage heureux (tu parles) ou une récompense de
fugitifs feront l’affaire, mes frères. Film féerique sans fées, film
fantastique sans surnaturel (ou alors réduit à une toile d’araignée rapide,
utile), Le Tombeau hindou retient la leçon « naturaliste » de
l’expressionnisme selon Murnau (pensez au paysage solaire, au grand air, de Nosferatu
le vampire) et prolonge la réflexion politique de Metropolis en la
délocalisant sur un territoire d’inégalités avérées, au carré, à demi régi par
les religieux (Valéry Inkijinoff, privé de son prénom, vu notamment en mémorable
« métèque » dans La Tête d’un homme de Duvivier, se
délecte de sa persona de prêtre peu
charitable) et ordonné en castes étanches (contrairement aux fondations
submergées). Cela suffirait à réduire à néant la perception du diptyque en
inoffensif (bien que magistral) divertissement de vieillard sénile (se gausse
la critique de l’époque). Du haut de ses soixante-neuf ans, Lang, n’en déplaise
aux aveugles, et quitte à ravir ses exégètes, ne renonce à rien, ne pratique
pas une modestie qui jamais ne caractérisa sa personnalité, ce qui n’empêche
pas ses films d’afficher une générosité de chaque instant, de chaque plan,
vaste entreprise démocratique, offerte à tous, victime de sa légende auteuriste
et supposée massive.
Que signifie le pouvoir ? Qui le
détient ? Jusqu’où aller ou non afin de le conserver ? Le mélodrame
d’aventures irrésistible(s) se préoccupe itou d’ethnographie appliquée, davantage
que de cartographie exacte (l’Inde, ici, s’apparente surtout au
continent Cinéma, au « mythe » purement cinématographique). Associé
au scénariste Werner Jörg Lüddecke, Lang étudie la politique des passions
(plurielles) et la passion de la politique (en mode Machiavel), s’interroge sur
le libre arbitre, les destinées (sentimentales, nous souffle Assayas), remplace
le dragon des Nibelungen par un cobra bienveillant (comment résister à
Debra ?), en tout cas avant la rupture d’un bracelet de cheville (de
danseuse ou d’esclave), et même des crocodiles (pas ceux de Paul Hogan, certes)
gourmands, se régalant avec le frère impardonnable de traîtrise, Caïn indien
enturbanné, dynamité (notons que René Deltgen ne cessera de tourner durant le
régime hitlérien, qu’il écopera d’un procès pour trahison à la Libération au
Luxembourg). Avec son résumé liminaire, ses aboiements en allemand (incendiez-moi
ce village dans le sillage d’Oradour-sur-Glane), sa métamorphose féminine
(Seetha exsude désormais un mépris quasiment godardien), ses menaces
évocatrices (langue brûlée, doigts coupés, yeux arrachés), sa magnificence
hygiéniste concrètement posée sur l’ordure de la pourriture (ghetto des lépreux
en écho à celui des Juifs), sa pietà
reformulée in extremis, dans une caravane orientale, l’opus se souvient de l’Histoire (sinistre, récente), tisse son
intemporalité à l’étoffe la plus atroce (en Occident, en Europe), déploie de
vraies individualités (des siècles de psychologisme romanesque et scénique nous
les font prendre pour de simples silhouettes), autant que des signes graphiques
et dynamiques (ou des pièces déplacées sur l’échiquier sensoriel et cruel d’un
cinéaste démiurge).
Si celui de l’Inde risque de
s’évaporer une fois rentré chez toi, avertit Seetha/Debra, le charme du métrage
opère puissamment plus d’un demi-siècle après son surgissement, reléguant l’effort
(laborieux) d’un Steven Spielberg (la franchise
Indiana
Jones)
à son statut de simulacre (nostalgique, infantile, lucratif, sinon cynique).
Bien vivant, Le Tombeau hindou se situe du côté de la vie, de l’envie (de
cinéma, de viser au-delà), du jeu (sérieux, joyeux) et de l’art (funéraire mais
pas amer). Un chef-d’œuvre ? L’œuvre d’un chef, en pleine (possession de
ses moyens) éternelle jeunesse.
"Un chef-d’œuvre ? L’œuvre d’un chef, en pleine (possession de ses moyens) éternelle jeunesse." Un beau billet en belle forme d'éloge.
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