Michael : Je vais bien, ne t’en fais pas


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Markus Schleinzer.


Reconfiguration du réel par le cinéma, en effet « art sonore » (affirme Michel Chion) : si plus personne ne fredonne innocemment Singin’ in the Rain de Gene Kelly depuis Orange mécanique, vous ne vous trémousserez pas sans arrière-pensée au Sunny de Boney M. après avoir vu Michael (précisons que la composition originale de Bobby Hebb, datée de 1963, s’inscrit dans le sillage de l’assassinat de JFK et répond à une mort de frérot par un optimisme intemporel). Épaulé par Kathrin Resetarits, actrice de courts au parcours universitaire, directrice de casting sur Funny Games, ici créditée conseillère artistique et co-réalisatrice, Markus Schleinzer, la trentaine, lui-même directeur de casting, notamment d’un autre Michael, Haneke, remercié au générique, sur La Pianiste, Le Temps du loup et Le Ruban blanc, signe-scénarise un conte de fées réaliste, comportementaliste, caractérisé par sa maîtrise, sa modestie, sa douceur, sa chaleur, sa tonalité drolatique, sinon satirique. Dans Shining, similaire « film d’horreur » sis en hiver, en huis clos, l’ogre finissait prisonnier d’un labyrinthe réfrigéré, nocturne, aussi dépourvu d’issue que son cerveau à vide, en surchauffe ; dans Michael, le protagoniste homonyme, ébouillanté au visage par le marmot dessinateur, rageur, qu’il séquestre, qu’il soigne, qu’il viole, qu’il élève, finit la nuit en voiture dans le fossé, embarqué fissa via le cercueil gris en plastique de l’équipe spécialisée. Peu après, le curé raconte ses conneries habituelles durant des funérailles tout sauf morales, irréductibles à une cérémonie de deus ex machina (littéralement, puisque la langue de Dante, dotée d’une consonne supplémentaire, désigne ainsi une automobile). D’ailleurs, au cœur de l’enfer autrichien tellement serein, débordant d’une inquiétante normalité, de portes verrouillées, de stores baissés, l’assureur insoupçonnable, a fortiori pour sa famille tranquille, se fait renverser hors des clous devant une pharmacie, venu acheter de quoi guérir le petit captif souffrant (doublement), somatisant l’indicible et l’irreprésentable, mal récompensé de ses bonnes intentions, donc.


En vacances avec deux hommes, piètre skieur, il se fait semer, peine à regagner sa chambre d’hôtel en soirée (on peut penser pendant cet épisode tyrolien aux Bronzés font du ski, bien que Leconte, improvisé sociologue de l’ère Gilbert Trigano, ne se préoccupe guère d’une levrette, voire d’une sodomie, avec une serveuse aussitôt séduite par l’avatar viennois de Gilles de Rais, ah, si seulement elle savait, pauvre mère d’un minot placé en école pour portée atteinte de troubles de l’apprentissage). Bien évidemment, le Michael de Schleinzer, moins aristo et homo que celui de Dreyer, ne baise que par derrière, que par procuration, sans doute en se projetant chez lui, en train d’abuser de son vrai-faux fiston. Le réalisateur abandonne le racolage à autrui, le sordide idem, il cède le formalisme et l’exhibitionnisme à son compatriote Ulrich Seidl (collaboration sur Dog Days), il se moque du moralisme et ne provoque à aucun moment le pathos. Contrairement à Haneke, il pratique l’humour, même noirissime, et il s’abstient de confondre récit cinématographique avec démonstration didactique. Nous écrivions conte, et Michael s’achève par une scène à la Perrault – plus d’épouse curieuse découvrant la sanglante manie de son mari à la barbe bleue, mais une mère qui range les affaires de son fils défunt, qui ouvre l’appartement en réduction planqué à la cave. Que voit-elle ? Un cadavre d’une dizaine d’années ou un enfant survivant, résilient, délivré par l’enterrement de son bourreau parfois terriblement tendre ? Tandis que revient le disco à la sauce euro, tube teuton auparavant sur l’autoradio, chanté par le promu au volant, grand enfant autant que pragmatique cynique (il marque d’une croix ses rapports sexuels sur un calendrier de carnet, il se rince le pénis au lavabo, dos tourné, il creuse une tombe dans les bois, des fois que le mioche clamserait à l’improviste), la fin ouverte (sur un abîme qui te regarde, qui te reflète, à la manière nietzschéenne) ne laisse pas le spectateur sur sa faim, lui laisse le choix d’un destin de toutes façons fracassé, pourtant riche de possibilités.


Wolfgang, prénom jamais prononcé, pleure sur son lit, assis au sol en tenant un avis de recherche pour chat, félin in fine retrouvé crevé, jeté à la poubelle, à proximité des décorations de Noël, et Michael pleure à son tour devant l’écran de TV éteint (plus tard, il éteindra le téléviseur et coupera le courant de la cellule souterraine, nantie de sa réplique de poche, lorsqu’y apparaît une vraie psychiatre, Heidi Kastner, consultante du métrage mise brièvement en abyme). Néanmoins le film s’abstient de refourguer les facilités lacrymales, ou d’adopter la distance d’un regard dit entomologique. Le sieur Schleinzer ne se prend pas pour un panzer, il ne cadre pas au cordeau les cobayes d’une étude de cas. Michael & Wolfgang, remarquables de simplicité, de sincérité, remarquablement dirigés Michael Fuith & David Rauchenberger, vivent, respirent, sourient, redoutent le pire, qui arrive, qui se répète, qui surprend le temps d’une fuite vite avortée. Michael, trop propre, trop ordonné, trop attentionné, trop respectable (il s’inquiète que ses collègues, verre à la main, n’en viennent à monter, éméchés, sur les tables de réception), trop solitaire sous sa patine de célibataire socialement inséré (pour sa sœur compréhensive, il s’invente une lointaine Andrea allemande), ne possède pas le physique d’un criminel (tant pis pour le pitre transalpin Lombroso), il arbore une insignifiance de fonctionnaire kafkaïen, cela ne l’empêche pas de rimer en réminiscence avec la sorcière hospitalière désirant se repaître de Hansel & Gretel (clin d’œil à Harry Potter inclus). Lors d’un repas à deux, d’un split screen virtuose dans son invisibilité (on se souvient du membre heureusement numérisé de Jo Prestia, agresseur de l’inoubliable Monica dans Irréversible), le type sort sa bite entre les couverts, au bord de l’hilare il duplique la question rhétorique d’un slasher maté sur la petite lucarne la veille, hors-champ, tu veux que je te plante avec ma queue ou mon couteau, et le gamin opte pour l’arme, le refroidit (double acception) aussi sec, avant de lui infliger des statistiques de chômage futur, à quoi le pervers riposte au moyen d’une lettre adressée aux parents, qui ne se soucient pas de toi, mon petit gars, qui revendent tes affaires et louent ta chambre (Wolfgang ne craque pas, il craquera après, redescendu dans la tanière, il ne se démonte pas, sait qu’il s’agit d’un mensonge).


Qu’offrir au rejeton retenu, à part un compagnon de son âge, histoire de le divertir et de décupler le plaisir ? Plus facile à fantasmer qu’à réaliser, la tentative au karting échouera in extremis, le long d’un travelling latéral sur le parking, avec voix off du père salvateur et en colère de peur (caméo acoustique de Mister Markus). Quand la maman de Michael descend au sous-sol, le steadicam l’accompagne, et le cinéaste joue avec notre attente : elle longe la pièce cachée, évidente, sorte de Panic Room tout confort, sans s’y attarder. À la fin, on le racontait, elle reviendra, elle ouvrira. Il ne faut pas craindre d’ouvrir Michael, il faut se gausser de ceux qui lui reprochèrent, à Cannes, son humanité à la fois dérangeante et rassurante, radicale et discrète (autant accuser Fritz Lang & Peter Lorre de susciter une déplacée empathie avec M le maudit). La plupart du temps, le cinéma ment, on le paie même généralement pour ceci, pour oublier nos soucis, nos pathologies, notre dangerosité, notre mortalité, on achète deux heures d’évasion à la con, de divertissement méprisant, on se réfugie dans les salles au lieu de changer la vie, de modifier le monde immonde. Michael prend le chemin opposé, il choisit de côtoyer la quotidienneté de la monstruosité, et inversement, non pour s’y prélasser, pour y prendre la pose auteuriste, pour nous infliger une gifle sado-masochiste (tu veux lire ou voir de l’avérée pédophilie, mon écœurant ami ? Relis Tony Duvert, retourne dans les seventies, va désormais sur Internet, au risque de te faire confisquer ton disque dur par des gendarmes numériques aux rêves probablement atroces). Il mérite la reconnaissance, la louange, premier essai transformé en réussite emblématique (des puissances du cinéma, de ce cinéma-là, en tout cas).


Markus Schleinzer, en mode Baudelaire, parvient à transcender l’horreur en beauté, l’imaginaire en vérité, car son ouvrage ne se départ pas d’une justesse (d’interprétation, de situation) constante, assez sidérante dans sa force placide. Pas d’esthétisme, cependant, simplement le portrait d’un homme malade, banal, immature, d’imposture, familier dans ses émotions (on se remémore Norman Bates, identique maniaque de l’hygiène, dadais meurtrier dépourvu de papounet pour cause de Psychose), étranger dans ses actions (on l’espère pour toi, lecteur, on prie en bon athée pour que tu ne soumettes pas la chair de ta chair ou d’une étrangère aux sévices retranscrits dans A Serbian Film, à coup de montage relou et d’inceste de tragédie antique passé à la moulinette suspecte du spectaculaire publicitaire, du choc bourgeois). Mieux, on en viendrait à souhaiter le prompt rétablissement du ravisseur, l’existence littérale de son otage en bas âge dépendant de la sienne, on ressent son sentiment d’intrusion (home invasion de femme) causé par la présence d’une collègue de travail énamourée, refoulée (des spectateurs reprocheront cette direction, à défaut d’une identification, la leur, comme s’en vantait Hitchcock, on préfère voir, au lieu d’une manipulation maligne, un filigrane d’ironie inconfortable, cf. itou, par exemple, le voisinage d’entourage). Michael comporte en outre des instants de respiration qui contribuent à sa valeur et toutefois amplifient son climat de pesanteur, de tension, renforcent avec leur légèreté sa gravité : sortie au parc, avec brebis, longue-vue et vomi, pieds du petit patient délicatement recouverts de chiffons chauffants, boules de neige violentes, pas marrantes, au rire régressif.


Il bénéficie du brio de la photographie clinique et pastel, due à Gerald Kerkletz, du raffinement de la bande-son (évocatrice électricité lynchienne) confiée à la sound designer Veronika Hlawatsch. Opus d’Autriche sous le sceau de la société du documentariste Nikolaus Geyrhalter (l’auteur de Homo Sapiens, abordé sur ce blog) et distribué en France par Les Films du Losange de Barbet Schroeder, le drame de chambre (à coucher), des apparences (face à l’argument, à son traitement, le vitriol de Chabrol se mue en eau bénite inoffensive), Michael ne répond pas à la question du pourquoi, il se limite magistralement au comment, il s’apprécie pleinement en puzzle à la pièce (principale, interchangeable, anecdotique, théorique) manquante. Film émancipé du fait divers (Natascha Kampusch le connaît-elle ?), aux fondements réflexifs, heuristiques (interroger ses réactions d’animalité, sa part d’ombre, se confronter à l’obscurité pour s’éclairer soi-même, redéfinir sa propre normalité, on renvoie vers un bref entretien publié sur le site dédié), Michael réserve à juste titre le pardon aux victimes et le jugement à la justice. Il s’avère avant tout un grand petit film limpide, énigmatique, intelligent, adulte, une œuvre rare, par conséquent, en ces temps déprimants, pas uniquement en matière de filmographies internationales (on ne sait que trop ce que devient pareil projet annexé par Hollywood, TF1 ou France 2, ramassis d’inepties vengeresses ou bien-pensantes, à base de psychanalyse kolossale, d’obscénité supposée prophylactique), un voyage au bout de la nuit qui donne, pas si curieusement, envie de vivre, de croire encore un peu au cinéma, aux hommes, aux femmes et aux enfants aveugles, attachants, terrifiants, inguérissables de leur inhumaine humanité, de leur amour (ou affection) dévoyé, de leur sexualité sinistre, stérile, cadrés, surcadrés, à l’intérieur du miroir des fantômes et du tien.

Refuser ce reflet, tu le peux, malheureux, drapé dans ton humanisme autarcique, émétique, tu peux continuer à contempler des crétins costumés affairés à sauver le monde et l’Amérique, te lobotomiser avec d’horribles comédies romantiques ou œcuméniques, te palucher l’esprit et la rétine sur des produits paraît-il culturels, financés par les institutions étatiques, les chaînes franco-teutonnes, promis aux festivals défraîchis et aux commentaires d’experts. Tu me permettras d’en rester à Michael, à ses ténèbres clairvoyantes et stimulantes, à sa rigueur généreuse, à son courage de partage (une pensée dédoublée pour l’éprouvant The War Zone de Tim Roth, davantage autobiographique, pour l’endeuillé Le Sang du châtiment de Friedkin asphyxié). Au final, il relève de l’acte de foi, dans le cinéma et tout ce qui le combat, y compris lui-même. Allez, ruez-vous, je vous prie, sur cette fable d’enfance foutue et robuste, aux monstres très ordinaires, triviaux, pas beaux, révoltants, poignants – on en reparlera (de Markus Schleinzer) ou pas, comme il vous (dé)plaira.

Commentaires

  1. Coucou,
    Ce long-métrage est très perturbant ! Les scènes sont horribles et me font penser à « Split ». Toutefois, je dois admettre que le scénario de « Michael » est beaucoup plus dérangeant. Je pense que ce film ne plaira pas à tout le monde.

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    1. Le cinéma rassurant s'avère souvent inintéressant. Les films qui cherchent à contenter le monde entier ne méritent que le mépris. Le supposé septième art n'existe ni pour les César ni pour les Oscars mais au moins en partie pour secouer le spectateur endormi en salle et dans la vie. Lecture conseillée : Les Mille et Une Vies de Billy Milligan par Daniel Keyes, l'auteur du poignant Des fleurs pour Algernon...

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    2. Je suis entièrement d'accord avec toi! Ce film m'a appris beaucoup de choses.

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    3. Vertu heuristique de l'oeuvre cinématographique...

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