Le Temple du lotus rouge : La Forteresse noire


Abysses d’abîme, remontée de destinée… 


Quand Ringo Lam s’attaque au wu xia pian, cela donne Burning Paradise (1994), sidérant sommet de sadisme assumé. En fait de « paradis brûlant », nous voici enfouis sous terre dans un enfer en effet promis à l’incendie. Un général dégénéré, avatar hilare du colonel Kurtz de Conrad, du Caligula de Camus, y règne à la mode sadienne, prisonnier de ses propres plaisirs. Auparavant, au milieu d’un désert, espace abstrait, aride, sans soleil, proche du western, un novice de Shaolin se voyait traqué avec son oncle par une armée enténébrée. Les cartons du générique, aux lettres rouges comme le sang, résumaient le contexte historique sur un fond de destruction de religion (le bouddha reviendra, armé, les enterrés finiront par le faire sauter, au lieu de le prier, afin de regagner la lumière). Le prologue évoquait des images d’actualité, au bord du snuff movie ; la poursuite et la bataille donnent le ton : cavalier sectionné au niveau du tronc, cheval décapité (en possible réponse au Parrain). Dans Le Temple du lotus rouge, le corps ne cesse de souffrir, y compris durant une toilette féminine, ancienne pensionnaire de bordel vendue par sa famille affamée (on compatit) apprêtée pour satisfaire l’empereur du tombeau (pas hindou, quoique ces catacombes-là rappellent Lang). Le film fiévreux de Lam, co-écrit par son frérot Nam Yin, remarquablement éclairé par Gao Ziyi (l’obscurité inclut sa clarté), peut passer pour un catalogue d’atrocités presque continues, peuplé de pendus, de mains amputées, de pyramides de crânes, de transpercés, d’éventrés, de momifiés. La critique de l’époque associait alors, plutôt à raison, le réalisateur hongkongais, maître du polar urbain tout sauf serein, à William Friedkin, et le gradé dément, atteint d’hubris, rétif à la vulgarité d’une prostituée, magnanime envers la fidélité, peint sur un mur suintant une fresque infernale (« sanguine » sanglante), sur laquelle il finira encastré, façon papillon, en écho aux tableaux possédés, incinérés, de Willem Dafoe dans Police fédérale Los Angeles.



La scène de sexe entre la fausse vierge et le vrai pervers, avec intromission de doigt dans la bouche, salive léchée, position de fellation forcée, se signale par un SM similaire à celui de Full Alert. Chez Lam, la guerre religieuse et la lutte amoureuse deviennent des espaces psychiques et physiques, où se déchaînent des forces affolantes dépourvues de la plus petite transcendance. Face au temple de Ringo, le bâtiment maudit d’Indy (et donc de Spielberg) fait figure d’attraction Disney, même avec ses gosses maltraités, son cœur arraché. Burning Paradise parvient à instaurer un climat panique, un enferment anxiogène (on pense encore à Friedkin, à son éprouvant Le Sang du châtiment, film en apnée, en carence d’oxygène), et quand les esclaves révoltés, retenus au creux de leur cave en mode Metropolis, fabriquant des armes à la Conan, atteignent enfin l’air libre, littéralement, un soulagement sensoriel envahit le spectateur réjoui. Toute cette noirceur intérieure, aux flambeaux, au gore discret car adulte, n’empêche pas Lam de pimenter (ou d’adoucir) le parcours doloriste de pauses drolatiques, bien dans l’esprit de mélange (tonal) du cinéma HK d’autrefois (depuis repris en Corée sudiste). On sourit ainsi souvent aux mésaventures du moine pas vraiment chaste, du disciple épris dès le premier regard, du vieux chef spirituel retrouvé dans la fosse puante, grossi par ses repas de rats. Ici, l’humour advient régulièrement, tel un soulagement, une soupape à l’irrespirable (du lieu, de la représentation). Cérémonie macabre problématiquement féministe (les femmes y apparaissent à la fois victimes et dominatrices, cf. le beau personnage de l’exécutrice masquée), Le Temple du lotus rouge s’autorise au sein de son huis clos claustro des moments rigolos. Certes, Ringo Lam, épaulé à la production par un certain Tsui Hark, parfois davantage badin, ne saurait rivaliser, en matière de galéjade, avec, disons, un Sammo Hung (son First Mission s’avérait toutefois un surprenant et réussi mélodrame d’action, sorte de relecture de Rain Man à la sauce cantonaise) – on ne riait guère à The Victim (surnaturel domestique) ni à Replicant (le meilleur film et rôle de Jean-Claude Van Damme, à nouveau divisé, dédoublé ?).



Pareillement, l’Histoire, ou la légende à la John Ford, n’intéressent pas notre artiste. S’il convoque Fong Sai-Yuk, héros national notamment annexé par la Shaw Brothers dans les années 70-80, incarné par Jet Li dans l’aimable La Légende de Fong Sai-Yuk 2 de Corey Yuen (loué par nos soins), il se débarrasse assez vite du moindre réalisme objectif, chronologique, il le place en compagnie d’un alter ego cru d’abord traître, in fine réconcilié, l’union faisant la force là-bas aussi. Non, la came de Ringo Lam ne se trouve pas dans les manuels historiques, dans les délicatesses calligraphiques ; le mec et sa caméra carburent à la violence, à l’outrance, au mépris de la bienséance (instant sublime, quasiment subliminal, lorsque l’homme déchire la tunique de son adversaire dit du deuxième sexe, laissant entrevoir son dos nu et doux, bel insert d’érotisme martial). Contrairement à Chang Cheh, pas de dimension homo ; a contrario de Tsui, pas de hiératisme en clair-obscur (je pense à The Blade). Le Temple du lotus rouge caractérise sa sauvagerie au ras du sol, des blessures, des cris, de la folie d’ensemble. Et cependant notre cinéaste garde tout au long un calme olympien, en vérité chthonien, il cadre au cordeau, il conserve aux combats, aériens ou souterrains, réglés par Chris Li, leur parfaite lisibilité, leur grâce de castagne millimétrée, au rythme équilibré (le monteur Tony Chow sert itou de production supervisor). La frénésie à la Żuławski, non merci, pas pour lui. À l’instar de « Hurricane Billy », Ringo Lam plonge très profond dans ce qui, a priori, défait l’humanité, dans ce qui, en réalité, n’en déplaise aux fumistes humanistes, la constitue à part entière (de tortionnaire), à part égale (létale), mais son odyssée à la Charon déploie son étrange beauté, séduit à chaque plan pensé, puissant.


Dans Burning Paradise, le feu vient finalement purifier le sanctuaire d’impiété, de profanations, il coule surtout autour et à l’intérieur des corps en mouvement, il les dévore, les rend plus forts, il chauffe le fer, il ronge le pont, il contamine le film, il embrase la rétine. Zu, les guerriers de la montagne magique emportait dans son élan ludique, Le Temple du lotus rouge immobilise et terrorise, accumule les monstruosités avec une ingénuité de chorégraphe, une précision de stratège. Maître des marionnettes attachées, attachantes, Ringo Lam organise un petit théâtre de la cruauté souverain, délesté des atours exotiques et esthétiques du sous-genre. La cape et l’épée occidentales, leurs équivalents locaux, ne servent plus qu’à étouffer, à empaler. La guerrière trop sentimentale agonise, piégée par un dispositif utérin, une matrice mortelle, en rime avec le sol dérobé sous ses pieds du soldat US bientôt émasculé dans Outrages de De Palma. Les cinéphiles portés sur la psychanalyse se régaleront dans l’analyse du freudisme figuratif, avec lames phalliques disproportionnées, dotées d’une curieuse « oralité » (trou du sceptre-lance), environnement vaginal au sein duquel laisser libre cours à toutes ses pulsions, réaliser tous ses fantasmes, puisque tu vieillis, tu vas mourir, tu ne te soucies plus d’aucune morale, se justifie fissa le général âgé, totem de harem. On sait la lecture tendancieuse que commit Marie Bonaparte à propos du Puits et le Pendule de Poe, transformé illico en risible « scène primitive ». Lam ne se préoccupe pas de ça, du Ça, il situe son jeu de massacre au niveau (au centre de la Terre ancestrale) de la Loi, il oppose (fait s’affronter) des visions de l’existence irréconciliables, radicalement différentes. Le disciple va vers la vie, il lui reste le monde (et son « origine » humide, à la virginité restaurée, dissimulée entre des cuisses sincèrement offertes, ouvertes) à découvrir, à savourer, tant pis pour l’amertume immuable.


Le général, damné par sa lucidité, asservi à sa nuit, complu dans sa plaisanterie sinistre, tend naturellement vers le trépas, fume (comme Lam !) avec nonchalance devant le combat fratricide qu’il impose, avant-goût de son suicide par procuration. Le happy ending pourra sembler un cheveu sur la soupe (ou le bol de nouilles) tandis qu’il récompense le héros endurant, débutant, désormais grandi, survivant du survival grandeur nature, annexe hardcore des épreuves en réseau du monastère sacré, accessoirement structure apocryphe du jeu vidéo. Le Temple du lotus rouge se lit (et s’apprécie) par conséquent en exercice de style et de patience, en épreuve cinématographique et symbolique (sinon politique, la résistance au saccage accordée aux calamités de la révolution culturelle hier ou des talibans iconoclastes maintenant), en entreprise faussement manichéenne, divertissante et coupante, exposant avec une ardeur radicale et un sourire rassurant la part d’ombre (un salut à James Ellroy) présente en chacun et chacune. En cela, ce film funèbre en costumes s’apparente à un film d’horreur déclassé, de contrebandier, se tient bel et bien du côté de la (sur)vie, de la foi, de l’aventure, de la résilience, et ne dépare pas, loin de là, dans la filmographie d’un cinéaste encore trop méconnu, sous-estimé, voire mal-aimé. Risquez-vous vite à franchir la frontière, au risque (maximum, rajoute JCVD) de devoir abandonner toute espérance (me souffle Dante) : Le Temple du lotus rouge, rempli de bruit, de fureur, de désolation, comporte en outre une énergie irrésistible, un appétit de vivre et d’aimer (une femme en particulier, la vie à travers elle), une âme (celle de Lam) désarmante, inspirante, ce qui en fait le diamant noir (hélas échec commercial) d’une période magnifique du cinéma asiatique, aujourd’hui à exhumer, à célébrer – tant que vous saignez, vous existez : moralité stoïcienne et ancienne du grand petit film du singulier, admirable, Ringo Lam.

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