Le Deuxième Souffle : Un flic


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jean-Pierre Melville.


Pas le meilleur du réalisateur, pour plusieurs raisons – cela débute pourtant magistralement, malgré un premier carton façon Ponce Pilate (« l’Auteur de ce film » rassure « la Morale » et ne remet point en cause la méthodologie policière à travers son imaginaire, amen), un second qui se voudrait philosophique (dérision d’une vie suicidée par dépit), moins lapidaire que le vrai-faux extrait du bushido en exergue du Samouraï : une évasion d’introduction à la Bresson (Un condamné à mort s’est échappé, sorti une décennie plus tôt, poursuivi par Le Trou de Becker, déjà co-écrit par Giovanni), géométrie anguleuse et anxieuse, puis une course à travers une forêt, en bordure de voie ferrée, présage inversé de l’incipit du Cercle rouge (il faut désormais monter à bord du train, non plus s’en extraire, même menotté). Durant sept minutes, pas de mots, pas de musique, un générique aux patronymes encadrés, y compris celui du cinéaste, tant pis pour la courtoisie envers Christine Fabréga, les gars. Le récit alterne entre Marseille et Paris, flics et voyous, fin d’époque et nouvelle mentalité (L’Impasse retravaillera cette dichotomie avec davantage de mélancolie). Melville opte donc pour le comportementalisme, son premier polar (Deux hommes dans Manhattan procédait plutôt du « film noir », de l’errance énamourée méta, appréciez la nuance) se place sous le signe de la concision, de la déduction, il fait confiance à l’intelligence du spectateur, a fortiori familier du « genre », l’immerge dans une guerre des gangs (voire des polices), un jeu du chat et de la souris duquel le marionnettiste s’avère Paul Meurisse, onctueux et délicieux. Voilà la vraie surprise du Deuxième souffle : un humour peu pratiqué par la suite, une série de répliques ironiques, argotiques et parfois sentimentales, sincères ou pas (cf. les conseils d’une autre vie à la veuve réservée).



Meurisse, ex-Monocle selon Lautner, bientôt discret chef de réseau dans L’Armée des ombres, excelle en plan-séquence et en élégance, il ira jusqu’à battre sa propre coulpe à l’aide d’un carnet opportunément tombé dans un caniveau, juste sous le nez des journalistes affairés (l’interrogatoire musclé, dénoncé sous la contrainte, évoque un brin le récent contexte des « événements » algériens). Deuxième étonnement, la relation de Gu et de Manouche (Gustave Minda & Simone Melletier corrigent les registres administratifs, rétifs au glamour) : rasé de près, endimanché, Ventura dévore du regard une Mademoiselle Fabréga apprêtée en robe de soirée, il lui roule un patin très consanguin, il évoque Caligula et sa Drusilla, surtout chez Tinto Brass. Une sœur, vraiment ? Disons une amoureuse maternelle, petite bourgeoise casée à Ville-d’Avray, sous-thème incestueux hérité de Cocteau (on renvoie vers Les Enfants terribles), d’ailleurs amateur du roman homonyme de José Giovanni. Le texte s’inspire de truands identifiés, les bonnes relations entre la pègre et les forces de l’ordre rappellent la collusion de l’Occupation, brouillage des frontières dont Gu fera in fine les frais, manipulé par une mise en scène au carré, revanchard en mode Mesrine (lui s’en prenait aux journalistes, guère aux commissaires). On peut assurément se gausser du code d’honneur d’un mec tirant dans la tête, à bout portant, d’un motard de magot, de surcroît père de moutards, mais Ventura sait apporter à son personnage en fin de parcours, en sursis, bye-bye à l’Italie sans souci, une fatigue et une fragilité bienvenues, notamment lors de la virée au restaurant de Bozzuffi, qu’il ne liquidera pas, parce qu’il ne se sent pas bien, confie-t-il à l’impassible Michel Constantin (bel instant souriant sur le pas d’une porte, après offrande d’une flingue).



Ce moment d’hésitation, de malaise, Melville le visualise par une série de fermetures en volets, presque en jump cut, tandis qu’il pratique itou le fondu au noir. Gu, tueur de flic par nécessité, non par fierté, se retrouve à la fois dans un western urbain, marin (toute la séquence du hold-up tournée, cartographiée, sur la spectaculaire Route des Crêtes de Cassis, le long du Cap Canaille, panorama mémoriel de votre serviteur sudiste, ici embrumé, déserté, dominé par un sniper à la place d’un Indien) et dans une fable fatale sur le fatum (spécialité melvilienne) peuplée d’automates, de morts-vivants, de silhouettes supposées sexy (les danseuses, sur scène ou en répétition, peu après retrouvées dans Le Samouraï, Le Cercle rougeUn flic). Nul n’ignore que Melville jugeait la pornographie « puérile » et sa filmographie ne se caractérise certes pas par la place qu’elle accorde aux femmes, aux ébats, aux élans des amants (de manière significative, le planton à l’hôpital, émoustillé par la svelte infirmière, se fait envaper par le patient impatient). Le Deuxième Souffle annonce ainsi les fiévreux refroidissements futurs, prolonge Le Silence de la mer, Léon Morin, prêtre, Le Doulos, trilogie de la cohabitation forcée, de la distance rapprochée, de la désincarnation généralisée. Pas de désir ni de sexe, à peine un gant blanc, immaculé, laissé sur un rebord de cheminée. Pas d’aventures en tandem avec les deux « diablesses » de la boîte à « Bozzu », invite implicite déclinée par le poulet policé commandant un jus de tomate (ou un cognac). Tous les personnages de la diégèse semblent évidés de l’intérieur, simples mannequins à disposer dans un espace fermé (le juvénile Antoine, interprété par un Denis Manuel aux allures de Pascal Elbé, souvent vu chez Marbœuf, essaie chaque siège) avant de les regarder s’entre-tuer en style John Woo (à double main armée, en se jetant au sol).



Lino porte l’imperméable de Delon, arbore le stetson et les lunettes noires de Melville. Il s’échine à courir derrière un convoi, ne le pardonnera pas (communication par procuration sur L’Armée des ombres). Dans ce monde à l’agonie, couvert de gris, de pluie, de boue rempli, les simulacres envahissent aussi la bande-son, Pierre Zimmer, remplaçant de Mel Ferrer, ne possède plus sa voix, doublé par celle (en VF) de Clint Eastwood chez Leone, revenant à Jacques Deschamps. Les frères Ricci, Abel & Caïn de voyoucratie, représentent un îlot de fraternité, d’insularité, même problématique, dans un océan de trahisons, de règlements de comptes, de tensions entretenues. Le Deuxième Souffle n’accorde aucune respiration à ses pantins condamnés, non pas à une liberté sartrienne, rien qu’à un destin mesquin, une fusillade dans l’escalier (Melville relirait le casse du Coup de l’escalier de Robert Wise, pourquoi pas), un trépas de patatras, à l’ultime murmure, « Manouche », tu in extremis par Meurisse à la sister encore plus hiératique que d’habitude. Avec sa chronologie d’exosquelette, son expressionnisme de façade (Marcel Combes éclairera des Joël Séria, passera par le X, se rendra à Lourdes avec Le Miraculé de Mocky), ses transparences d’évidence, ses miroirs mortuaires (le tireur succombe accordé à son reflet ; dans Le Doulos, Belmondo devenait un Roi-Soleil à bout de souffle, poussant son dernier soupir), ses stores et ses automobiles américains, le métrage privilégie l’autarcie aux dépens du narcissisme et cependant quelque chose des années 60 l’infuse à contresens, a contrario de l’optimisme « révisionniste » de La Grande Vadrouille, son parfait contemporain, en couleurs, de bonheur (sans qu’il verse dans le « tous résistants », on se souvient toutefois d’une scène de décoration gaulliste over the top dans L’Armée des ombres).



L’artiste substitue la destruction de saison à la transmission d’occasion (revoyez Classe tous risques de Sautet/Giovanni/Jardin), nous donne en outre un avant-goût de l’amertume (de la solitude) des seventies, de leur grisaille sépulcrale portée à son acmé dans le bien intitulé Série noire (Corneau/Perec d’après Jim Thompson). Ventura ne se tape pas (encore) le front contre un capot de bagnole banlieusarde, il se fracasse le crâne sur un casier en métal, piégé par la partie perdue et l’astuce de la maréchaussée. Film de transition vers la suprême (sens duel) tétralogie en fin de filmographie, adieu au noir et blanc (de l’imagerie, de la cinéphilie), Le Deuxième Souffle souffre de sa longueur excessive, de sa carence d’originalité, il séduit néanmoins par sa nature de chronique d’une mort annoncée, même moins émouvante (iconique et homoérotique) que celle du Samouraï, par sa météorologie assourdie, dépressive, de la ville portuaire, à des années-lumière des traductions drolatiques, tragiques, antiques, de Pagnol & Guédiguian (en cela, Melville rejoint Carné ou Duvivier, naguère similaires illustrateurs de nouveaux départs avortés, de trajectoires prédéterminées). À la différence d’un Becker (Touchez pas au grisbi, 1954, Albert Simonin se transpose lui-même), d’un Verneuil (Le Clan des Siciliens, 1969, Giovanni transcrit Le Breton), il ne dépeint pas (seulement) le crime organisé en « milieu » embourgeoisé, en niche nationale de tribu identitaire, il accompagne son solitaire dans sa (relative) misère, dans sa masure méditerranéenne, à base de repas rustique à proximité d’un calendrier à la page arrachée, nouvel an frustrant (les lingots s’empoussièrent sous un tas de bois) et funeste (le jour vierge prophétise le vide d’un avenir impossible). Quant à l’indiscutable maîtrise d’ensemble, elle se manifeste parfois via une délicatesse subliminale, par exemple ce petit recadrage ascendant vers un pétard planqué sur une armoire…



Commentaires

  1. Dans la Melville lumière brille de tous ses feux le diamant noir de la fin d'une époque, un film épure, quasi abstraite, fatalité des destins écrits d' avance et descente aux enfers digne d'une tragédie grecque. Acteurs et leurs jeux à reliefs, "iconiques"...

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