Le Cuirassé Potemkine : Little Odessa


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Sergueï Eisenstein.


Passons (vite) sur une sonorisation (doubleurs allemands, L’Internationale et La Marseillaise à la trompette, chouette, crescendo musical durant la bataille navale avortée) et une « colorisation » (oh, le beau drapeau rouge hissé sur le cuirassé) de saison (parlant émergent) dont le film se passe sans peine, et nous idem : te revoilà, camarade cinéphile, à Odessa. Que fais-tu là, que viens-tu chercher dans l’été russe reconstitué (par une troupe de troupes théâtrales), loin (par l’espace et le temps) de ton automne humide, assez glacé, du règne transparent, désolant, de Poutine (et Trump et Macron) ? La révolution ? Elle s’apparente à un rêve, celui du film et celui de son récit, qui l’encadre de deux sommeils de marins vite réveillés (de leurs songes personnels, de leurs illusions d’union) puis emprisonnés en… Roumanie, eh oui. Le lyrisme avoué viendra (bientôt) avec Octobre, rappelle-toi le pont qui se soulève, la chevelure à la Debussy (Pelléas et Mélisande), le cheval immaculé, inanimé, « envolé ». Ici, la trivialité ne s’évanouit pas, elle met même le feu aux poudres, presque littéralement. Andrzej Żuławski racontait (exagération ou non) que les Polonais se rallièrent à Solidarność quand le prix du saucisson connut une inflation dure à digérer : sur le pont du navire pas encore soviétique, il suffit d’un quartier de viande avariée pour que la mutinerie éclate, pour que le meneur moustachu, promis au martyre laïc, le seul à posséder un nom (Vakoulintchouk, ouf), exhorte ses « frères » à ne pas tirer sur les gourmets rassemblés sous une bâche de bienséance (après leur fuite, elle retombe mollement, remuée par le vent, superbe plan de respiration, de poésie des éléments).



En réalité, la soupe d’étoupe, ils la bouffent, nos petits gars en uniformes, dotés d’une aura homoérotique ingénue (Mondino s’en inspirera pour le Cargo d’Axel Bauer, et avant lui le Fassbinder de Querelle), sur leur bateau purement masculin orné de gros canons phalliques (dans le méconnu et très recommandable La Bataille du Rio de la Plata, les Archers retravailleront cette géométrie maritime aux verticales et aux horizontales très graphiques, cinégéniques). Une assiette qui cite le… Notre Père servira de catalyseur de rancœur – le pain quotidien, putain, ils vont s’en emparer, ne plus le mendier auprès d’officiers à gerber (et le religieux embarqué ne vaut guère mieux, onctueux comme un misérable missel, aussi hypocrite qu’un communiant s’astiquant en solo en rêvant aux matelots suspendus dans leurs hamacs). L’équipage ne fait naufrage, fout quelques gradés à l’eau, mouille au large de la ville magnanime, qui les accueille à bras ouverts (ombrelles distinguées incluses). Sur place, les esprits s’échauffent et le rythme itou. Les visages associés, exaltés, enragés, constituent l’hydre de la révolte, se déploient en monologues, incitent les ouvriers et tout le reste à l’insurrection. Hélas, les ombres cosaques se disposent sur un escalier monumental (parcouru en surplombants travellings latéraux gauche-droite, droite-gauche) et tirent à vue, notamment sur une mémorable pietà + un landau dévalant à la De Palma, remember le ralenti salvateur des Incorruptibles (à propos de la séquence non prévue dans le script, je n’en dis pas davantage, je me permets de renvoyer le lecteur vers ma prose sur le montage, amen). À bord, certains veulent leur venir en aide, leur rendre la pareille (auparavant, régate de paniers-repas) mais l’escadre amirale menace et atteindra finalement les mutins à nouveau éveillés, les laisseront in extremis passer en cortège molto coco (bannières cosmopolites explicites). On s’embrasse, on s’étreint (entre mecs), on se salue, on se sourit, apparaît le mot fin.



Revoir Le Cuirassé Potemkine (1925) en 2017 (centenaire révolutionnaire) et en ligne équivaut à reprendre la mer, quitte à en revenir amer, à vérifier que jamais il n’usurpe son souvenir (adolescence de votre serviteur) de beauté, d’énergie, de virtuosité, d’intensité. Eisenstein, alors dans la vingtaine, se révèle non seulement en maître du (dé)montage (collaboration du fidèle Grigori Alexandrov, par ailleurs auteur du dispensable Joyeux Garçons, musical au kolkhoze), de surcroît du cadrage, du découpage, de l’action-narration. Emportés par l’élan général (de La Ligne homonyme), le spectateur contemporain redécouvre une modernité souveraine, un humour discret, une constante générosité, une colère fertile, produisant un torrent puissant qui sait en outre le prix du ruisseau, de la rivière. On pense à ces plans de bâtiments au repos, à quai, aux pécheurs de malheur, de misère, à la chambre ardente, sous une tente, en plein air, de l’émeutier allongé, gisant muni d’une bougie à la Tarkovski. Sur les marches mortelles, immortelles, un cul-de-jatte à la Buñuel (ou à la Tod Browning) nous éblouit. Le Cuirassé Potemkine dure moins de cinquante minutes, va droit au but, cède les digressions à autrui, à ceux qui défont du cinéma depuis ce temps-là, qui le réduisent à ça, cette mélasse à vomir distribuée tous les mercredis (en France et en dehors) au peuple (à une partie, encore capable de payer sa place) discipliné, décérébré, si soumis, merci pour la sodomie à sec par les puissants méprisants. Chacun des plans (musicalité magnifique, marxiste ou non) de l’ouvrage invite au sabordage, à la réparation des outrages, à lever la tête, la bite et la tourelle oublieuse d’hirondelle (de la paix des humanistes, ces fascistes emmitouflés dans leur moralisme bien-pensant, bien-écrivant, bien-baisant, bien-consommant).



Pourtant, à aucun moment le cinéaste démiurge, serein dans l’urgence, calme dans la tempête (des êtres, d’un pays), ne se leurre et ne nous enduit l’œil (ou une autre partie de l’anatomie) du beurre (de Brando chez Bernardo) au goût de miel. La révolution, tu ne la verras pas demain, tu te lèveras avec la gueule de bois, tu constateras à quel point le cinéma pactise avec l’ennemi, se trahit lui-même, empressé à sacrifier ses puissances expressives, diligent à nous faire ingurgiter son indigence. Le psychologisme, l’imaginaire, les bons sentiments, la « morale d’esclave » (relisez Nietzsche), les règles du « septième art », le sens (de la fable, de l’Histoire), Eisenstein s’en contrefout, il filme comme un fou amarré à une raison suprême, il filme par amour, par haine, il décrit, il réécrit, il invente (leçon « légendaire » de John Ford), il revisite (et tant pis pour le révisionnisme, la marotte d’exactitude, l’objectivité BCBG), il se base sur un procès-verbal et vise l’opéra, il organise des déplacements de masse avec une grâce de prestidigitateur, il donne vie (et l’éternité de la cinéphilie, dérisoire, précieuse) à chacun des corps passé devant (le peloton d’exécution) la caméra (et surtout la lumière solaire, nocturne, douce et abrupte) d’Édouard Tissé, son complice en chorégraphies gay friendly et triplement sanguines (coup de sang, bain de sang, rougeur des clameurs). Le Cuirassé Potemkine ne se commente pas le cul bien vissé dans le velours des cinémathèques (trop) proprettes, suspectes (de complaisance économique, étatiste), il n’existe pas pour que s’en délectent les critiques (des parasites fondamentalement anecdotiques), il ne rugit pas (ah, ces lions à la con, d’explosion, métaphores tsaristes séparées par des écrans noirs, comme si le film semblait à bout de forces, de souffle, au bord de la stroboscopie) pour qu’une poignée d’exégètes s’amusent à le museler en bel objet de musée.



Il fonctionne plutôt à la manière d’une dynamo, il se charge tout seul, il se nourrit de la force vitale du témoin, il pourrait t’arracher la rétine et la tronche et cependant il opte pour la concorde, la joie, le partage, élégance inattendue qui abandonne les joutes aquatiques à de moins doués, de moins sincères, de plus cyniques (tu les connais, tu devines leur nom, ne compte pas sur moi pour écrire sur ces gens-là ne méritant pas une phrase, une balle, rien qu’un escamotage définitif). Le Cuirassé Potemkine s’ouvre sur une jetée fouettée par des flots furieux et il te secoue à l’unisson, il te donne envie de dire non, de vivre mieux, il te transperce in fine de sa proue et déchire ton œil en mode Un chien andalou. Après lui, avec lui, le cinéma change, la représentation du monde également. La contestation, l’indignation, luxes d’installés, de friqués, le film s’en fiche, et ne crois pas qu’il relève (seulement) de la propagande, même magistrale, ainsi que l’étiquettent les belles âmes. Eisenstein ne cherche à convaincre personne (si tu ne peux ou veux voir ce qui crève toujours les yeux autour de toi, va t’acheter fissa les lunettes de Carpenter dans Invasion Los Angeles) d’une situation par essence intenable, indéfendable, métonymie culinaire de l’arbitraire, de toutes les dictatures-impostures (Ivan le Terrible réglera son compte à Staline), ni à honorer en écolier une commande de commémoration (événements situés en 1905) amnésique (des crimes du présent révolu). Il préfère composer un poème pérenne, un cocktail (Molotov, of course) cinématographique organique et algébrique, une alchimie qui prend aux tripes, une parabole aux allures de cas d’école et de haïku au cordeau.


On louait récemment le vrai-faux biopic de Peter Greenaway consacré au réalisateur, mais si tu veux réellement rencontrer le type à l’origine du film en mer (et sur terre), de sa force farouche, russe et largement au-delà, tu dois visionner ceci sans tarder, disons dans la semaine du replay. Oh, certes, tu ne te transformeras pas aussitôt en bolchévique armé d’un couteau ou d’un cargo, tu ne commettras pas d’attentat, y compris « pâtissier », pour rester dans le registre de la  nourriture, et certainement tu ne t’enrôleras pas au côté d’un Jean-Luc Mélenchon, puisque l’extrême gauche hexagonale se résume maintenant à cela, à ce simulacre tout sauf charismatique de plateau télévisé, de manifestations improvisées. Néanmoins, tu verras ce que l’on peut faire avec et contre le cinéma, cet art funéraire devenu par démission et en majorité la propriété de l’esprit bourgeois (à Hollywood, à Paris, partout, quasiment, malgré des foyers de dissidence, par exemple au sud de la Corée), de son tiroir-caisse, de sa fumerie d’opium, de son « engagement » assommant (cf. le minable La Loi du marché avec Monsieur Vincent Lindon, notre Lénine de pacotille à nous). Censuré en France et au Royaume-Uni (tu m’étonnes), admiré par Billy Wilder, Francis Bacon et un dénommé Joseph Goebbels, Le Cuirassé Potemkine continue à croiser (acception spécialisée) en chœur, épiphanie singulière, d’individualité (collective), consacrée à un groupe défini, à une mémoire nationale (et nationaliste, en dépit des apparences). Regarde-le, camarade, et l’on en reparle – ou l’on réfléchit enfin, sérieusement, à comment métamorphoser le monde alentour, et le cinéma, et toi et moi, au risque d’une sécession ou d’un enlisement. Le temps presse, le temps va plus vite que nous, à bâbord ou tribord. Et alors ? Résiste ou péris, mon ami !

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