Arsenal : La Grève


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Alexandre Dovjenko.


Film de révolution ? Film de sidération, cinéma éminemment poétique et politique, comme si l’on pouvait jamais les dissocier. Arsenal suit deux lignes de récit et de rythme, à la fois anti-militariste (en mode Kubrick, reprenez Les Sentiers de la gloire) et anti-bourgeois (oui-da de Pravda). Une image cristallise la démarche du cinéaste, celle des soldats endormis sur le pont du train, le paysage pris en plongée défilant vivement derrière eux. Une réplique la résume mieux qu’une autre : « Nous avons avancé, avancé, et nous n’avançons plus » dit l’ouvrier gréviste retranché à proximité des obus. Dovjenko filme cette immobilité en mouvement, cette Histoire en marche qui trébuche et s’achève sur un torse nu, offert aux fusils, d’emblème immortel, car son métrage, non seulement ne brosse pas la propagande soviétique dans le sens du poil (ou du plan), davantage défaitiste que triomphaliste, mais encore il accorde une place étonnante à l’individu, même anonyme, réduit à sa nationalité, à son métier, à son rang social, une fois de plus baisé, y compris par les supposés patriotes. L’Ukraine peut bien fêter son indépendance dans le sillage funeste de la Grande Guerre, qui rend veuve, qui rend orpheline (de ses fils), qui rend cul-de-jatte, qui rend fou, qui rend hilare, cf. le troufion teuton édenté rendu cinglé par le gaz euphorisant, aussitôt la confisquent les notables locaux. Dans Arsenal, au passage deuxième volet d’une trilogie à (re)découvrir, les corps deviennent silhouettes perdues dans l’espace, rural ou urbain, statues de sel figées par le cadre et surtout par un épuisement existentiel. Les combats s’aperçoivent à peine, les mots se répètent (le cheminot de la loco aux freins éteints ne veut pas conduire la compagnie, les maris cocufiés, rentrés du front, interrogent leurs épouses aux faux airs de pietà), l’action (de la narration, de la Révolution) ne progresse pas (un accordéon à soufflet, animé, suffira presque à parapher le déraillement), elle subit de brusques sursauts, elle s’étire en suspense en effet insoutenable (les insurgés vont-ils faire sauter Kiev de nuit ?).


Les gens courent, se réfugient sur une colline, au-dessus de la ville disons natale du réalisateur, et pourtant l’impression de stase, de piétinement, d’impasse domine. En matière d’incitation révolutionnaire, tu repasseras, camarade cinéphile. Le rebelle Alexandre, admiré par Andreï Tarkovski, similaire maître de l’immobilisme guère serein, s’attarde sur des visages hallucinés, défaits, possédés, parfois en raccord axé, qui annoncent la face inouïe du gosse de Requiem pour un massacre, portrait à charge du pays (collaborationniste) sous le joug nazi (critiquent certains Ukrainiens, pas totalement à tort, le chef-d’œuvre barbare, hypnotique, du Russe Elem Klimov allant bien au-delà de ce type de polémique). Un ou deux angles obliques, drolatiques, par exemple sur un quai de gare au porteur-coureur dans les deux sens, la faute au prolétariat réquisitionnant les voies, ne suffisent pas à inscrire Arsenal dans l’on ne sait quel courant expérimental, ni sa maîtrise de l’assemblage des images à le consacrer en summum de montage. L’opus paie certes son tribut aux recherches d’Eisenstein, à l’expressionnisme allemand (fusillés à l’ombre portée furieusement Nosferatu), il possède cependant sa propre idiosyncrasie, il déploie quatre-vingt-dix minutes durant son propre espace-temps, autant physique que psychique. Arsenal, de façon populaire et altière, accessible et radicale, cartographie un désastre prévisible, la victoire du conservatisme armé, à cheval, symbolise par des funérailles expéditives ou une procession religieuse express le sort des humbles et la pompe des puissants. Du manichéisme ? Du pessimisme, sinon de la lucidité, que la remarquable partition orchestrale d’Alexander Grebtschenko parvient à hisser au niveau du lyrisme littéral, musical, requiem fraternel.


On trouve en outre parmi ce diamant méconnu des moments passionnants, foudroyants, telle la violence en montage alterné d’une mère morte-vivante, d’un paysan amputé d’un bras, elle envers son petit blondinet, lui à l’encontre de sa monture efflanquée. Gifler un gosse affamé, fouetter un canasson innocent, survoler en travelling, sur les rails de la ligne, d’innombrables cadavres, s’embrasser ensemble, ressentir pendant quelques secondes un élan national, transfrontière, avant que l’idéologie, brune ou rouge, démasquée à Auschwitz, en Sibérie, ne vienne montrer sa sale gueule d’insanité, d’obscénité, de cruauté quasiment indicible (et figurative), Arsenal parvient à le faire, et de superbe manière. Il n’oublie pas itou la lettre d’un mort lue par une infirmière, appel au meurtre autorisé de l’ennemi muni de munitions, n’en déplaise aux belles âmes qui voudraient tout changer sans rien casser, ni un duel de western à l’Est envasé dans la durée, conclu à bout portant de partisan – grand petit film toujours d’actualité, autour du tsar Poutine et partout où règnent les forces de réaction, de soumission, de démoralisation. Lève-toi et charge (ta caméra, ou pas) !

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