Opération peur : 20 ans d’écart
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Mario
Bava.
Il faut parfois se fier aux
intitulés : Opération peur constitue l’équivalent d’une opération à la fois
militaire ou policière et chirurgicale. Bava pratique en effet le déploiement
(de cadavres) et le découpage (d’un « genre »). Mécanique et
analytique, le film prolonge/annonce l’arithmétique meurtrière de Six femmes
pour l’assassin et 5
bambole per la luna d’agosto (aka
L’Île
de l'épouvante), autant qu’’il poursuit le sillon méta de La
Fille
qui en savait trop et des Trois Visages de la peur (justement).
Comme Shyamalan, le maestro Mario ne réalise pas des films de peur mais des films sur
la peur (« Savez-vous ce qu’est la peur ? » demande l’ingénue
jaquette de mon DVD collector).
Heureusement et contrairement à l’Américain petit malin, il ne surplombe pas
son sujet, il ne se gausse pas du spectateur. Longtemps, la critique (surtout
péninsulaire) l’ignora, le méprisa ; dorénavant, elle le canonise, elle
enfile à son propos les perles de la paresse (les couleurs, Argento, la
misanthropie, les pulsions et autres truismes à la con). Si Operazione
paura préfigure Suspiria (« roman
familial » aux couloirs molto utérins), il le fait surtout par le son,
cris d’esprits et basse anachronique de Carlo Rustichelli compris. Si le jeu de
massacre s’effectue sans être explicite, le corps importe moins que l’âme. S’il
s’agit de sonder les profondeurs de la psyché, l’exploration démontre une
maîtrise constante, aristocratique – la folie au cinéma, le cinéma de la folie,
Bava laisse ça à, disons, Żuławski. Quant à l’expressivité très travaillée de
la direction de la photographie, d’ailleurs attribuée au fidèle Antonio Rinaldi,
la mettre en avant relève presque de l’aveuglement, car elle ressemble à un
arbre surréel cachant la forêt (pas freudienne, merci), au masque (du démon,
évidemment) décoratif dissimulant une possible dimension historique.
Il paraît ainsi tentant d’interpréter
Opération
peur en métaphore d’identité transalpine, de lui faire tenir le rôle de
chambre d’écho du fascisme et du terrorisme italiens, le premier passé, le second
à venir. Le cinéma, que cela (vous) plaise ou pas, procède toujours de la
politique, de la vie dans la Cité, quand bien même il exhibe le solipsisme de
l’individualité, a fortiori celui d’Italie, pas seulement via la dimension sociale de la « comédie
à l’italienne ». Mario Bava cartographie un village dépourvu de piété,
contaminé par la culpabilité, dont la vénéneuse villa praticienne (et
décrépite) résonne avec son homologue de Salò ou les 120 Journées de Sodome,
puisque « la mort y règne » aussi, affirme le bourgmestre coiffé à la
Kojak. Elle fonctionne à la manière légendaire d’un train fantôme, d’une
attraction-répulsion, d’un magasin de farces et attrapes : elle reflète le
film lui-même et spatialise l’imagerie qu’il véhicule. On le voit (ou pas), le
conventionnel cadre gothique du dix-neuvième siècle doit plus à Mussolini et
aux Brigades rouges qu’à Edgar Allan Poe & Bram Stoker, en dépit d’une poursuite
dédoublée à la William Wilson et d’un cocher qui rebrousse fissa chemin à la Dracula.
Dans Opération
peur, le fantastique a priori affiché, avéré, objectivé, n’émane
jamais, au final, que de la conscience surchauffée d’une communauté coupable
d’un crime d’ivrognerie, de non-assistance à personne en danger, en
l’occurrence une gosse écrasée par un carrosse, se vidant de son sang, sonnant
son propre glas puis revenant hanter les mauvaises consciences apeurées. On
parlait de chaleur et les cinéphiles ne manqueront pas de relever le patronyme
Kruger, un salut à Freddy dans sa fournaise des Griffes de la nuit,
similaire moralité onirique sur un passé qui ne passe pas, sur un infanticide
(accidentel ou pédophile) à ressasser, à conjurer, sur un héritage d’outrage.
Film féminin, Opération peur oppose et
réunit in extremis, presque en pietà,
deux femmes particulières, deux « sorcières » assassinées en tandem, l’une médium et l’autre
guérisseuse. Le film contient deux empalements (ouverture + reprise domestique
tardive) et contient un zoom
avant/arrière en contre-plongée dans un escalier à la Hitchcock ou Antonioni.
Dans cet univers de mégères, l’homme (un médecin légiste au profil de médaille
romaine, Giacomo Rossi Stuart, papa de Kim) ne domine plus rien, en comprend
encore moins, ne pénètre pas le sens des choses, la probable machination (deux ex machina d’une vengeance, justice
expéditive d’une balle dans la tête du commissaire, Piero Lulli, frère de
Folco), ni ne pénètre « l’origine du monde » des jeunes filles au
bord de l’hystérie ou de l’agonie. Tant pis pour lui, il devra se contenter du
symbolisme phallique cité supra, d’un
happy ending avec aurore à la Murnau et couple survivant, enfin sorti de
la bâtisse et du récit (les meilleurs films d’horreur se confrontent à la mort,
donnent envie de vivre, célèbrent la beauté endeuillée de l’émouvante
résilience). Je ne reviendrai pas maintenant sur l’admiration d’un Fellini (cf.
son sketch de Histoires extraordinaires),
je renvoie le lecteur vers ma prose sur Baron vampire, je préfère,
par-delà les années, les nations, faire rimer Opération peur
avec Ring.
Bava & Nakata, stylistes rétifs à l’exercice de style, ne se fichent pas de
leur argument scénaristique (dû à Romano Migliorini + Roberto Natale, plus tard
à l’ouvrage sur Lisa et le Diable), ne réduisent pas leurs personnages à des
silhouettes suspectes, chair à canon de saison pour sadisme décérébré ; au
contraire, ils misent sur l’empathie et la tragédie d’un (double) mélodrame
maternel.
Melissa & Sadako n’existent pas
et pourtant elles pourrissent (en mode viral) l’existence des bourreaux, des
curieux, des représentants de la loi en butte à l’aporie d’un surnaturel
intériorisé. Émule d’Alfred (revoyez La Fille qui en savait trop), Mario
plonge un homme raisonnable dans une histoire (et donc un monde) déraisonnable,
manque de lui faire perdre la raison (qui le rendait quasiment condescendant
envers la « superstition » des indigènes), lui fait voir double et
jusqu’à sa compagne d’assistante, lestée d’une sœur de malheur, défunte par
abus de festivités. Monica passe devant sa propre tombe, bigre, la date de
naissance y figure, pas encore celle de sa mort, et elle finira par s’en
sortir, par quitter la demeure familiale et le cauchemar local. Film de ruines
(visite naturaliste du générique) et de rancœur, film de paranoïa et de stupeur
(panoramique circulaire sur les clients figés à l’auberge, comme dans un western, lors de l’arrivée du toubib
étranger, déjà mal-aimé), film de mouvements (on s’y déplace souvent, on ne traverse
pas le cercle funeste) et de stase (la mère au miroir, déformée, prisonnière
pour l’éternité de sa perte, de son courroux, de ses voix invasives, de sa
seconde chance impossible, déléguée à sa seconde fille), Opération peur
décrit superbement et radicalement une psychose collective, un cas clinique
davantage que fantastique, voire un châtiment par (auto)suggestion. Le
fantastique, Bava autorise le spectateur à y adhérer ou pas, visage de Melissa
évaporé avec une délicatesse de croyance ou d’élégance. En italien, fanstama désigne le fantôme (transcendance
immanente) et le fantasme (image mentale, sinon de cinéma) : dans
l’alternative lexicale se tient le doute fondateur ou anecdotique.
Avec sa structure de « chaîne
mortelle » (rappelons le titre original programmatique de La
Baie
sanglante,
Reazione
a catena) ; avec sa pièce d’argent placée dans le cœur associant
l’obole à Charon et la balle du même métal fatale aux loups-garous ; avec
sa balançoire en POV (vue sur le cimetière, super !) ; avec sa
flagellation féminine fleurie, oh oui ; avec sa serpe obsolète ; avec
sa lâcheté partagée empruntée au Train sifflera trois fois ; avec
sa sinistre et triste poupée au pied du lit adulte (jouet d’inquiétante
familiarité promis à une longue lignée, Annabelle opine) ; avec sa
flamboyance faussement Hammer (pas une pointe durcie d’érotisme, à peine les formes
galbées sous une chemise de nuit fine d’Erika Blanc, bientôt Emmanuelle
méconnue) ; avec son humour discret (cortège funéraire au petit trot,
Bergman du Septième sceau en accéléré, chat blanc, telle
la baballe létale chipée, allez, au Lang de M le maudit, miaulant
drolatiquement) ; avec son protagoniste dos à un tableau, projeté à
l’intérieur (c’est-à-dire à l’extérieur) du modèle (et d’une grande toile
d’araignée mimétique), mise en abyme astucieuse et vertigineuse, aspiration
scopique à l’unisson de L’Invention de Morel ; avec son
enfant transgenre (Valerio Valeri, fils de concierge perruqué, artifice
invisible paraphant l’illusion horrifique) en rime prophétique à la porteuse
transsexuelle d’escarpins écarlates (et SM) de Ténèbres ; avec sa
baronne d’opérette des Carpates (Giovanna Galetti possède un je ne sais quoi
d’Alida Valli chez Franju ou de Grace Zabriskie chez Lynch), Opération
peur,
tourné avant mais sorti après le dispensable L’Espion qui venait du surgelé,
s’apprécie en art poétique et théorique, en poème au cordeau innervé par
l’Histoire, en guerre des nerfs for your eyes only et en exercice de
laboratoire mené avec un soin souriant, serein.
Imaginez Le Village des damnés (de Rilla ou
Carpenter) accordé au Corbeau (de Clouzot, pas de Boisset),
verrouillé par le « tour d’écrou » des Innocents (Jack Clayton
au lieu de Michael Winner) ou la restauration compromise de La
Maison aux fenêtres qui rient (envoûtant Pupi Avati) et vous obtiendrez
une sorte de PV-palimpseste du métrage de Mario Bava, par ailleurs inégal à la
somme de ces références, plutôt en dialogue à distance avec le minot « possédé »
(de surcroît incestueux) selon le testamentaire Shock. Les époques se
répondent, les films également, peu importe deux décennies d’écart et tel ou
tel regard (votre serviteur pas meilleur qu’autrui, seulement vivant, écrivant,
aujourd’hui) – moralité destructrice et in fine apaisée d’un
conte macabre, au charme ludique et sépulcral.
Labyrinthe dans le labyrinthe, j'ai aussi bien apprécié cette opération italienne, vengeance terrible, oeuvre en spirale qui nous inspire un foisonnement de références et donne envie d'explorer différentes pistes d'interprétations.
RépondreSupprimerLe dédale et le labyrinthe savent égarer les immergés ; le premier s'apparente à un piège, le second possède une sortie. Si l'on peut s'extraire de la salle, on ne s'évade jamais de soi-même.
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