La Jetée : Juste la fin du monde


Tu ne vois rien à Orly, alors que les avions envisagent ton compte à rebours…  


Un « photo-roman », malicieuse inversion de saison soulignant la dimension sentimentale et le « temps scellé » déployé par surprise dans ces imprimés enterrés, ou presque ? Plus tarkovskien que Tarkovski – et dix ans avant l’interstellaire Solaris (1972) –, plus hitchcockien que Hitchcock – femme défunte, fantomatique, appât, séquoia, chignon, profil de médaille, musée, cimetière et même oiseaux, bruyants, empaillés –, Chris Marker ne se contente pas de relire brillamment L’Invention de Morel et, accessoirement, le motif fané du voyage dans le temps. Il signe un vrai poème audiovisuel, une œuvre dotée de l’éternelle beauté dont parlait Keats. Il parvient à rendre un commentaire écrit au cordeau, a priori narratif, objectif, lu par le comédien/metteur en scène Jean Negroni, proche de l’incantation, du monologue intérieur, bien aidé par le lyrisme de la bande-son, due à Jean-Pierre Sudre & Trevor Duncan, mélange harmonieux, assez somptueux, de « micromatières » en allemand, de chœurs russes, de morceaux orchestraux, de bruitages d’aéroport. La Jetée, on le sait, raconte une fuite impossible, un retour à l’origine permis par le futur et interdit par le présent. Si « on ne peut s’évader du temps », surtout pas un prisonnier survivant parmi un « empire de rats », si le destin se joue des ruses médicales, si « rien ne distingue les souvenirs des autres moments », hors le déroulement des ans et les « cicatrices » qu’ils infligent, rien n’empêche de passer quelques minutes ou journées avec une inconnue anonyme et intime. Ce souvenir d’enfance, obsédant, rayonnant, seule lueur au sein de souterrains eschatologiques, de Troisième Guerre mondiale aux archives calquées sur la Seconde, qui évoquent autant Le Havre que Berlin, ne s’appelle pas psychanalyse, il se nomme cinéma.


Marker pourrait faire de sa fable sur le fatum un petit drame freudien, la quête d’une figure féminine, facilement maternelle, par un homme adulte, perdu dans un monde masculin. Il ne s’y résout pas, il ne remonte pas au-delà du trauma sensoriel (re)joué sur la jetée d’Orly, il ne confère aucune généalogie de psychologie à la fascination de la face aperçue par le gosse puis son double grandi, atteint d’un bref vertige à l’idée de peut-être se croiser au miroir de la mémoire vécue. Sa dystopie sereine, suprême, basée sur des tirages optiques de Pentax, des images fixes obtenues en compagnie de Jean-César Chiabaut, notamment chef opérateur de Bresson, Truffaut, Chéreau, reliées par des effets de fondus enchaînés ou au noir, une poignée de zooms, réellement filmée, en onéreux 35 mm, l’instant de l’aimée se réveillant au lit, captive toujours cinq décennies après sa sortie, à un mois de la fin officielle de la guerre d’Algérie, projet inabouti du cinéaste documentariste. Elle constitue le récit d’une expérience et une expérience elle-même, par elle-même. Film méta et film funèbre, La Jetée donne à voir pour ainsi dire au repos les mécanismes spatio-temporels du cinéma, exosquelette de perception d’évasion, de subjectivité orientée, de seconde chance nourrie d’absence. Chaque spectateur peut s’y reconnaître, chaque rêveur éveillé aussi. Il annonce de surcroît, à sa manière, le Rubber de Quentin Dupieux, vite tourné via un appareil photo HD. À Chaillot, bientôt siège de la Cinémathèque, un cobaye doit sauver l’humanité, atteindre l’avenir et en revenir enrichi d’une source d’énergie supposée relancer la machine mondiale. Les habitants lointains, disposés sur fond noir, étoilé, criblé, leur front orné d’un avatar de signe indien, font penser aux bannis en cuir SM de Superman 2, réduits à un cri bidimensionnel, enserrés dans une plaque de verre à la dérive.


Le verre, le voyageur le redécouvre, et le plastique, et le tissu éponge, avec une sidération presqu’égale à celle, infantile, de la femme à proximité du ciel, rime ludique et charme matérialiste, sinon consumériste, auquel prendre soin de ne pas succomber, refuser de s’attarder. Ici, les secondes se (dé)comptent, équivalent à une vie, à la boucle bouclée d’un événement mystérieux enfin élucidé, pour le meilleur et surtout le pire. Argento, contemporain de Marker, travaillera dans la même voie, celle de l’énigme temporelle, de l’heuristique fatidique, cf. Il était une fois dans l’Ouest ou Les Frissons de l’angoisse. La voix off nous parle d’un « chevalet » sur lequel trône le temps et La Jetée s’apparente à une suite de tableaux, de natures en effet mortes, depuis longtemps, doublement : passé de la diégèse, passé de la réalisation. Quand notre héros réalise qu’il incarn(e)ait deux rôles, celui du voyeur et de l’acteur, qu’il occup(e)ait deux points différents du même espace-temps, aberration géographique et tour de passe-passe quantique, cela s’avère évidemment trop tard, l’opus peut se clore avec une sécheresse non dépourvue de noblesse, absolument exempte de sentimentalisme. Pourtant, l’œuvre bouleverse, sur toute sa durée ramassée, inférieure à une demi-heure. Davantage que l’ironie, La Jetée pratique la tragédie, au sens fort du terme. Il démystifie le décorum technologique, le scientifique émule de Frankenstein ou de Mengele, une simple piqûre provoquera le trip, d’électron tout sauf libre, de camé à la réminiscence. Il se déleste du personnage, voire de l’acteur, et cependant anime les silhouettes, leur confère une profondeur à l’échelle de l’imaginaire individuel.


Il pourrait s’agir d’une nouvelle, d’une parabole, d’un « sophisme » – il s’agit d’un chef-d’œuvre de poche, d’une limpidité à faire rougir le Christopher Nolan de Memento, sa variation à l’envers, amnésique, le protagoniste se révélant au final un meurtrier en mode Œdipe, la pièce de Sophocle d’ailleurs matrice apocryphe de Angel Heart. Avec sa grande stylisation rétive à l’exercice de style, avec sa mélancolie de ruines désertées, de jardin ressuscité, probablement celui, parisien, du Luxembourg, avec son sens admirable de l’économie, ou comment créer beaucoup en disposant de peu, avec une trajectoire terminale à la fois volontaire et suicidaire, tandis que l’horizon pacifié s’ouvrait au quidam séparé de sa dame, avec son sens du cadre et du clair-obscur, avec ses signes religieux, urbains, légendes au carré, reliquats graphiques, avec ses statues nues, étêtées, à la Resnais, avec ses enfants d’avant, de couple stérile, La Jetée s’apprécie en outre en film d’amour pudique, en visite au muséum d’histoire naturelle, plurielle, en présage de la proustienne odyssée allongée, opiacée, de Il était une fois en Amérique, en étude clinique et empathique de la folie, personnelle, collective. Cet ouvrage placé sous le signe de la radioactivité, lui-même radioactif, souvenance de Hiroshima-Nagasaki et prophétie des missiles de Cuba, aborde idem la question de l’élection, amoureuse, militaire, messianique, de la renaissance et par conséquent de la résilience, de la double vue pratiquée les yeux fermés. La production polymorphe de Chris Marker demeure certes à explorer, à évaluer, mais son effort de SF figée mérite des louanges contemporaines, immédiates, oublions le vrai-faux remake de Terry Gilliam, merci. Il convient de se précipiter à sa rencontre, comme le prédestiné en semi-liberté court et se jette vers son souvenir, son fantasme, sa femme fatale, fauché par une balle.

Reflet de nous tous, il se rendait donc à son tour à Samarcande, coda du conte de fées funeste et solaire. Le cinéma, c’est-à-dire la Mort, nous tend les bras, encore et encore – une bonne raison d’apprendre à aimer les femmes vivantes, avenantes, moralité fervente, attristée, d’un grand petit film singulier, qui invite itou à cueillir à contre-courant le temps rémanent.
     

Commentaires

  1. "All your Western theologies, the whole mythology of them, are based on the concept of God as a senile delinquent."
    Tennessee Williams
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2018/10/une-femme-nommee-moise-mars-et-les.html

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    1. https://www.youtube.com/watch?v=GGn_ZRFjoRU
      https://www.youtube.com/watch?v=4kERfpAQGCs
      https://www.faena.com/aleph/william-burroughs-on-how-our-dreams-prepare-us-for-space-travel

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