Maya : La Rue sans joie


La réalité ? Du cinéma. Cette femme-là ? Un mirage d’images…


Il existe des films – et des livres, si l’on accrédite la « légende urbaine » rattachée aux Souffrances du jeune Werther – qui vous invitent au suicide ; Maya fait partie de ceux-là. En surface, l’ouvrage, sorti en 1949, paraît ressusciter le « réalisme poétique », son imagerie exotique, portuaire, sentimentale, funeste. En réalité, il enterre tout ceci, il séduit par la radicalité de sa cruauté. Inutile ici de chercher une échappatoire au-delà du trottoir – la chambre d’hôtel respectable, plus « de passe », louée par Jean (Jean-Pierre Grenier, venu de la scène, modeste et juste) pour Bella donne explicitement sur… un cimetière, comme dans Sous le sable, autre récit de deuil à la lisière du fantastique féminin. Viviane Romance, notamment remarquable et remarquée chez Duvivier (La Belle Équipe + Panique) ou Verneuil (caméo clin d’œil de Mélodie en sous-sol), produit cet art (funéraire) poétique molto méta dans lequel elle interroge et liquide sa persona (de prostituée, emploi régulier). Maya parle d’amour et de cinéma, donc d’illusion(s), bouddhisme ou non (Valéry Inkijinoff s’y colle, cuistot à bord et guitariste enturbanné, il n’assiste plus à la danse serpentine de Debra Paget dans Le Tombeau hindou mais à celle, figée, commanditée, à contrecœur de Bella/Viviane). Tandis que Dalio décède, trucidé par balle, dans la rue aux femmes « de petite vertu » (il prisait trop celle de sa bourgeoise de paquebot, il égorgea un ami médisant), Fréhel, encore plus frêle que dans Pépé le Moko, supervise la quête des catins pour les funérailles de la gamine mise en nourrice par sa maman cernée d’amants. Un paysan candide (toujours joindre l’agréable à l’utile), improbable et attachant Louis Seigner, lui apprend la nouvelle, laisse tomber à terre la poupée achetée pour sa petiote.


Il faut voir la première (et dernière, en coda) apparition de la Romance, épiphanie de songe et mensonge de cinéma, il faut l’entendre répondre à son interlocuteur, nocturne marcheur, qu’elle l’attendait, lui ou un autre, qu’elle s’appellera ainsi qu’il le voudra ; il faut assister à la révélation par procuration, la perte d’une enfant exprimée dans une sorte de transe (superbe direction de la photographie contrastée d’André Thomas). Viviane, à l’instar de Kim (Novak, who else ?) dans Vertigo, porte un masque tragique davantage qu’érotique selon un opus qui sent et suinte la mort, privé du plus petit réconfort (pour les personnages et/ou le spectateur). Elle n’existe jamais (pour elle-même), elle figure en pure créature de désir et de projection (double acception). Avec son argument de roman-photo, de pièce théâtrale (double sens, matériau homonyme du dramaturge Simon Gantillon écrit durant les « années folles »), Maya pulvérise le cadre du mélodrame, nous donne à éprouver un univers constamment penché (on ne compte plus les angles obliques), sur le point de s’effondrer, d’être réduit en cendres en écho à une momie réduite en poussière sitôt ses bandelettes ôtées (Pauline Ronacher Ortmans, aka VR, arbore d’ailleurs une coiffure à la Claudette Colbert, mémorable Cléopâtre pour DeMille en mode péplum). Notre Romance porte à son point d’incandescence l’archétype fantasmatique, démontre avec un courage maladif, une délectation SM, que personne ne s’intéresse à elle, à cette « Lucie Martin » (lumineux anonymat) dont la véritable identité administrative s’apprend par hasard, bien trop tard. Les mecs, surtout marins revenus de leur traversée interminable, veulent baiser, boire, se battre, et les femmes de la casbah plutôt mentale qu’orientale les attendent de pied ferme, « grues » en position de grue, à la fenêtre à défaut d’être en vitrine (à Amsterdam, dame).


Chacun et chacune (sur)vivent dans le déni, dans l’oubli de la bouteille, dans la solidarité sexuée, dans le rêve aussitôt fracassé d’une seconde chance, d’une existence différente. Raymond Bernard, pas encore en couleurs, pas encore en compagnie de Luis Mariano, signe l’acte de décès d’un certain cinéma, le sien, particulièrement au temps du muet (je ne reviens pas sur la valeureuse trilogie DVD Le Miracle des loups, Le Joueur d’échecs, Tarakanova louée par mes soins), celui d’autrui, de la « qualité française », avec ou sans Carné, bientôt emporté par les remous intéressés, peu souvent intéressants, de la Nouvelle Vague. Quelle ironie jolie (ou sarcasme discret) d’avoir mis au centre du conte philosophique (et cinématographique) sur la désincarnation (du corps, des passions, des espérances), une actrice aussi charnelle et à fleur de peau que la chère Viviane Romance, de lui dédier un écrin aux allures de mausolée (le décor de Léon Barsacq se signale par sa nature fermée, claustrophobique, voire troglodyte). Dans Maya, le réel lui-même semble contaminé par le spleen, la dépression, la déréliction, les rares extérieurs s’avèrent falsifiés de l’intérieur, toiles peintes en plein air agitées par le vent mauvais de Pas de printemps pour Marnie, similaire parabole de damnée, de femme déguisée, possédée, violée, dans les parages de la marine guère magnanime. Bernard, tant mieux, nous épargne le trauma maternel, la psychanalyse virile, et il n’accorde pas l’ombre (d’un doute) d’un happy ending à son couple en déroute. Complaisance ? Cohérence. Maya, grand petit film de soixante-seize minutes épuré à l’os, où chaque plan cogne par sa puissance mortifère, débute dans la brume et se clôt sur le clair-obscur.


Il décrit, il donne à ressentir, un territoire d’absolu désespoir, de (bref) bonheur illusoire, de certitude (de finitude) itérative, clairement infernale. Rien ne peut se passer, tout repasse et trépasse, l’amour, le sexe (et la descendance) comme le reste. Le dessillement participe de l’enchaînement, l’envie de fuite débouche sur une mort subite. Bella, morte-vivante, finit par disparaître, par s’évanouir à contre-jour, pécheresse et idole, illusion à des années-lumière d’une quelconque libération (sans même parler du maquereau qui voudrait bien annexer sa beauté, en bon petit capitaliste machiste du cul tarifé, minuté, accompli dans la promiscuité). En 2017, que nous dévoile (nous enfonce dans la rétine, le cerveau et l’âme) ce film (fantomatique) arrivé en retard, à contretemps, tel un ultime baroud de déshonneur (le capitaine croit agir pour son bien en capturant in extremis sur son cargo le marin récalcitrant, se défendant en vain) ? Que l’amour ne vaut rien, que le cinéma ne vaut guère mieux, que l’on chérie des lubies (de nécrophilie), que l’on profite des candides (Fifine, la soumise du jeunot Philippe Nicaud, risque assurément de suivre le même sort sinistre), que la fascination excède la raison, que le solipsisme (malédiction de subjectivité) résiste même à l’altruisme (à l’altérité d’une rencontre, d’une chair, d’un plaisir enfin émancipé du gagne-pain). Oui, la couronne de la gosse invisible attendra, contrairement au train raté qui devait amener Bella à la cérémonie mortuaire. Oui, les cartes (sous la main du magicien) se transforment à vue d’œil, en astuce de montage (et de bruitage, pour le cornet de dés). Oui, le passé ne reviendra pas (Marie ? Bella, voilà), nul ne peut le retenir, a fortiori dans un coffret nacré, bon marché, ou dans une robe immaculée. Oui, les soutiers en sueur, à bout de souffle, mettent fin à leurs jours au petit jour, dans la nuit des hommes ignobles, des marins depuis longtemps perdus (ils laissent dans leur sillage un diamant désarmant, ils nous laissent avec Viviane qui nous bouleverse). Suicidaire, on vous disait...

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