Le Tigre du Bengale : Europa


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Fritz Lang.


Film d’architecte sur un architecte, comme (presque) Metropolis d’ailleurs, Le Tigre du Bengale interroge en outre l’identité indienne à la rencontre de l’Europe. L’Inde ? Deux tigres, dit la danseuse sacrée, rescapée du « mangeur d’hommes » (et de femmes, donc), dont le visage blanc se reflète sur l’eau intérieure. Son soupirant allemand lui exprime ses origines étrangères, une (funèbre) ballade irlandaise remémorée + une guitare paternelle pour preuves évidentes. Quant à l’entourage comploteur (laïc/religieux) du type à turban, il ne supporte guère sa présence exogène et moins encore l’importation de coutumes-réformes lointaines. Avec malice, le récit (d’après Thea von Harbou) inverse l’exotisme attendu, sinon convenu : voici le souverain veuf contaminé par des sentiments (a priori) d’ici, la jalousie puis l’impatience (d’une double vengeance d’amour univoque et d’amitié trompée), lèpre du cœur plus corrosive que celle qui ronge les malades relégués à la cave (gardés par un cadavre, imparable magnanimité). Si le rectangle (du palais, des maquettes, des maquettes mettant en abyme le palais, à l’instar du labyrinthe dédoublé de Shining) domine autant que le carré (de l’écran, des cadres), le triangle (de vaudeville) finit par s’inscrire dans un cercle, celui de la perfection d’une forme toujours rétive au formalisme (à l’emphase) et habitée par la légèreté (qui manquait aux Nibelungen), l’humour (soldats assommés en tandem à la Bud Spencer, singe dérobeur de dentifrice), l’ironie, la violence, aussi (viol avorté in extremis, coups de cravache en pleine face, servante paniquée traversée par des épées locales dans un panier de spectacle, décapitation de saison). L’illusion « comique » devient tragique le temps d’un travelling panoramique sur les trois principaux convives, le temps d’un écoulement de sang artificiel et poignant.   

Non seulement le cinéaste retrouve l’esprit du serial (cf. l’acmé des Espions), par lequel il débuta, relit sa scénariste préférée, in fine quittée (à cause de sympathies nazies), mais encore il annonce le jeu vidéo d’horreur avec un POV de gamer du haut d’un escalier recouvert de lépreux aux allures de zombies, oh oui. Maître du son, il introduit le tigre par ses feulements ; maître de l’ellipse, il recourt à un fondu enchaîné pour signifier la mort atroce d’un gosse dévoré (dans M le maudit, un simple ballon abandonné, en mouvement, suffisait à figurer l’irreprésentable). Film de studio qui respire, film de nature éclairée a giorno (beau travail du méconnu DP Richard Angst) y compris lors du nocturne (indien, dirait Alain Corneau), Le Tigre du Bengale rappelle Le Voleur de Bagdad (1940) car il possède un romantisme sombre et une configuration sentimentalo-esthétique identiques. La caméra bouge peu tandis que l’histoire, fictionnelle et pulsionnelle, politique et symbolique, ne cesse de progresser, jusqu’à la césure du carton final, cliffhanger avant l’heure (et reprise de l’infini du feuilleton, résolution du suspense assurément « insoutenable » disponible à la prochaine livraison). Debra Paget, très belle, très souple, très juste, bien entourée (ou cernée) par ses partenaires (Paul Hubschmid & Walter Reyer) masculins, terriens, s’avère l’astre brun (l’oiseau triste de cage dorée, le clair objet du désir de voyeurs amateurs) de cette cosmogonie irréductible à un somptueux et suprême livre d’images pour (grands) enfant sages, pour cinéphiles nostalgiques d’un classicisme assez stupéfiant de plénitude.

En effet, sous son apparence (captivante) de merveilleux à contre-courant (en 1958, Hitchcock, admirateur et rival, décide de se/nous perdre du côté de Frisco dans la forêt fantasmée de Sueurs froides, triangulaire itou, pareillement à contretemps), Le Tigre du Bengale charme également par son caractère « réaliste », réalisation en action(s) de la théorie « ontologique » d’un André Bazin – l’animal et l’humain apparaissent dans le même plan, appartiennent au même espace-temps. Plutôt qu’un rêve éveillé, l’ouvrage nous invite ainsi à expérimenter le réel (séduisant, dangereux), à danser sa vie à la manière nietzschéenne, quitte à le faire sous les yeux d’une déesse aux seins nus, Kali assombrie, avant de, peut-être, au nouvel épisode, s’endormir du « grand sommeil » (de Chandler, tant pis pour Chandra) dans un tombeau à la Oscar Wilde (toujours tuer l’aimé/e). Harald Berger, pas vraiment disciple d’Albert Speer (à la mégalomaniaque Germania, il préfère les écoles et les hôpitaux altruistes, modestes), semble succomber avec sa dulcinée (mains serrées) au sable du désert (du canyon SM de Duel au soleil ou de la plage mouillée de larmes de Pandora). Parviendront-ils à se sauver, à parachever pleinement, librement, leur passion subite et funeste ? Vous le saurez en lisant notre texte suivant et en visionnant sans tarder (à la mode occidentale, obsédée par le temps restant, passé, voire perdu) ce grand film limpide et intemporel, faux chant du cygne flamboyant et prédécesseur du noir et blanc moderne, lucide, anxiogène du Diabolique docteur Mabuse, véritable épitaphe, en guise d’avertissement méta, de l’inégalable (et inégalé) Fritz Lang…


Commentaires

  1. Lang de plaisir qui ne boude pas l'éblouissement du spectateur, danse érotique de Sitha couronne de fantasmes à perles cinématographiques...

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    Réponses
    1. Revoilà la cara Debra :
      https://jeanpascalmattei.tumblr.com/search/debra%20paget
      D'un séduit serpent au suivant :
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/02/laffaire-thomas-crown-9-semaines-une.html?view=magazine

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