On murmure dans la ville : Loin de la foule déchaînée


Consultation de communistes ? Parabole de la parole…


En vérité, on murmura peu, on ne parla presque pas de ce métrage méconnu, via lequel Mankiewicz se moque de l’épidémie maccarthyste et de son meilleur ennemi Cecil B. DeMille. L’oubli d’aujourd’hui peut sembler injuste, il s’avère assez logique, tant le film paraît anecdotique, sinon inoffensif, surtout comparé à L’Aventure de Madame Muir, Ève, L’Affaire Cicéron, Jules César, La Comtesse aux pieds nus, Soudain l’été dernier, Cléopâtre, Le Limier (Blanches Colombes et Vilains Messieurs n’intriguera que les curieux, tant pis et tant mieux). Quant à son humanisme assumé dans le sillage d’Auschwitz et Hiroshima – JLM adapte une pièce de Curt Goetz, scénariste de La Femme aux deux visages, co-réalisateur/acteur de Docteur Praetorius, première transposition à succès sortie un an plus tôt à Berlin –, il relève d’un idéalisme souligné dès les cartons d’introduction, tartines drolatiques donnant le ton et jetant le soupçon sur un réalisme d’occasion. Moins candide que Capra (cf. le diptyque Monsieur Smith au Sénat + La vie est belle), Mankiewicz signe en réalité (subjective) un étrange (apocryphe) remake de La Fiancée de Frankenstein dû à James Whale. Cary Grant, bien avant Jeremy Irons chez Cronenberg (Faux-semblants, 1988), y incarne un gynéco (sans jumeau) glamour, impeccable dans son costard de richard et sa belle bagnole (une Lincoln) de professeur universitaire, de propriétaire de clinique privée à la coiffure infroissable. Noah, aka Ludwig, notez les prénoms molto connotés, ne s’accorde que quelques secondes de mélancolie à l’approche du crépuscule, le reste du temps, il brille en Roi-Soleil US au centre de son univers médical et musical, en gendre idéal, en type parfait. Un peu trop, même, et tout ceci finit par faire méchamment chier Hume Cronyn, rival envieux, petit vieux croisé dans L’Ombre d’un doute ou Le facteur sonne toujours deux fois (il écrivit aussi La Corde et Les Amants du Capricorne).



L’adversaire s’entête à mener une enquête bientôt conclue devant une commission tout sauf peloton d’exécution. Pendant ce temps, Grant soigne puis épouse la placide Jeanne Crain, étudiante éphémère et fille-mère elle-même idéalisée par son papounet, esthète désargenté, hébergé à la campagne par son frérot obsédé des impôts (il ne lit que la Bible et le calendrier, amen). On le voit, l’argument de On murmure dans la ville (People Will Talk prévoit la VO) ne donnera la migraine à personne, il pourra même réjouir les tristes sires qui se rendent dans les salles dites obscures pour se faire sourire, se rassurer sur la dignité de l’humanité, éventuellement pour savourer le caractère hédoniste des scientifiques atomiques, contrebassistes amateurs de saucisses (de choucroute naturelle, pas sous vide, Dieu merci, s’écrie le gastronome et nostalgique Cary). Ce cinéma-là, je n’en parle pas, je l’exècre, je le laisse volontiers aux altruistes crypto-fascistes, aux donneurs de leçons remplis de bonnes intentions. Si l’opus de Joe se résumait à ça, il ne m’intéresserait pas, il provoquerait, allez, mes vomissements, certes sans s’abaisser à la médiocrité horrible et au cynisme putassier de nos actuels feel good movies. Tu veux te sentir bien, cinéphile mesquin ? Astique-toi le joystick et laisse-moi m’occuper d’interroger la terreur d’un monde terroriste et terrorisé (donc son ciné). Non seulement Cary porte le nom du dément réanimateur de macchabées (repris par Stuart Gordon pour From Beyond), porte secours à la jolie suicidaire esseulée par la guerre (de Corée), porte beau en toute circonstance, quelle prestance d’élégance, mais en outre il caresse les chevelures (debussystes) de cadavres (sensuelles secondes sensibles) et se balade partout avec un mec mutique et massif dont se demande bien d’où il vient et à quoi il sert, mes frères.



Finlay Currie prête sa silhouette rescapée de Quo vadis (il portraiturait Pierre) à cette créature moins terrible que Karloff relooké par Jack Pierce. Lui reviendront le dernier mot, l’ultime explication, amoureux naïf condamné à tort, condamné à nouveau, condamné à mort revenu parmi les vivants morde le doigt du toubib magnanime, alors étudiant amouraché de la progéniture du bourreau. Sa maladresse, sa lenteur d’esprit, sa capacité à sonder l’âme animale attristée, viennent d’ici, les amis. Pour conter son conte de fées pour adultes, son fantastique enlacé à la trivialité (une pensée pour Gene Tierney & Rex Harrison) de l’Amérique caricaturale et caricaturée du début des années 50, Mankiewicz convoque le (talentueux) directeur de la photographie Milton Krasner (La Rue rouge de Lang, Nous avons gagné ce soir de Wise, Ève) et le (valeureux) compositeur Alfred Newman, curieusement réduit à la position mise en abyme de chef d’orchestre (à la fin du film, Noah s’offre un orgasme mélomane en dirigeant un air de Brahms devenu un hymne estudiantin en latin), accessoirement auteur de la fameuse fanfare de la Fox productrice. Durant une scène de séduction à la Eisenstein – on y cause en plan-séquence chorégraphié d’écrémeuse, de lait, symbolisme coquin usité itou, en mode homo, dans La Ligne générale –, un brin de Wagner accompagnera (peut-être) la danse dialoguée (le rapport de forces inversé) des amants à l’écran. Précisons que le personnage et l’interprétation de Cary Grant évoquent davantage Soupçons et Les Enchaînés que L’Impossible Monsieur Bébé ou Indiscrétions. En attendant de prendre le train méta de La Mort aux trousses, de conférer à son vide tellement chic inscrit dans sa majuscule zéro (Roger O. Thornhill) une épaisseur de suspense, d’espionnage, de passion, l’acteur compose une persona de surface affable qui risque d’être déchirée par la griffe du passé (Jacques Tourneur ne dira pas le contraire), qui s’amuse avec son poto et son beau-père à jouer les conducteurs de locomotives électriques des voies ferrées installées sur tout le sol de la piaule endimanchée des jeunes mariés.



L’immaturité ne dissimule in fine aucun crime, à peine une fausse identité, une activité abritée derrière la devanture d’une boucherie, tant la médecine, au royaume des ruraux, ne saurait équivaloir qu’à une forme positive de sorcellerie (son diplôme découvert lui coûtera sa place de choix, patatras). Joseph L. Mankiewicz emballe sa fable sur un gars au service de la vie, non plus à la traîne de la maladie, avec une vraie caméra au brio discret (je renvoie vers le moment lacté décrit supra), à la plénitude d’humilité. Les admirateurs (comptez votre littéraire serviteur) de Pagnol, Guitry, Rohmer et Cronenberg, orfèvres de la parole, du dialogue, du monologue, de la réplique polysémique, reconnaissent à l’aise qu’il s’agit de vrais (grands) cinéastes et récusent leur légende infamante de théâtreux verbeux, de romanciers frustrés. Mankiewicz appartient à cette catégorie de réalisateurs qui outre savoir écrire, mettre dans la bouche de leurs acteurs et actrices (souvent classés stars) des lignes malignes, possèdent une indubitable virtuosité (adulte, classique) à les filmer, à les enfiler, à les déposer en poussière supérieure à l’intérieur de l’oreille du spectateur. Rien n’en restera hors un climat, des images et du son, de l’espace et du temps, du cinéma, par conséquent. L’échange liminaire entre l’enseignant médisant et la vieille fille revêche à la porte de bureau ouverte (avant-goût de la victimisation sexuée, procédurière, du politiquement correct contemporain) constitue ainsi une éloquente démonstration de la double expression mankiewiczienne, à la fois lexicale et cinématographique (belle maîtrise du cadrage, du découpage, du rythme, de l’implicite).


Avec son manichéisme contextualisé, voire daté, sa remise en cause soft du matérialisme (le corps ne s’identifie pas à l’esprit), sa maîtrise du son (coup de feu, répétition de partition hors-champ, silence nocturne consistant) et du déplacement (un travelling malicieux, gracieux, suit le musicien en train de surprendre son instrumentiste), son squelette dans le placard (de dicton) et l’amphithéâtre (de représentation), son gag muet de Lassie enragée (le « doc » se carapate, son servant mort-vivant calmera la bête inquiète), son très bref épisode (marital) new-yorkais, le ressuscité au chef renversé face aux immeubles immenses suggérés, son poison de pitié (Deborah doute un chouïa des sentiments de Noah), son optimisme invincible, finalement triomphant, concertant, littéralement, On murmure dans la ville mérite son exhumation et n’implique nulle pendaison (de cinéaste illico converti aux bondieuseries bien-pensantes ou revanchardes). Ni chef-d’œuvre inconnu ni ratage embarrassant, il charme à sa manière, sincère et modeste, déceptive et intrépide. On peut assurément poser sur l’espèce bipède et ses méfaits intemporels un autre regard, bien plus agressif, corrosif, lucide et acide, Mankiewicz ne s’en priva pas, il remettra cela ; il ne convient point cependant de bouder ce (petit) plaisir d’intelligence, d’aisance, de confiance, un peu à l’image des sucreries fournies par l’obstétricien serein : douces, agréables, vite avalées, évanouies.

   

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