Saya Zamuraï : Les Rois du gag
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Hitoshi Matsumoto.
Au départ, dans une forêt, un homme
s’arrête de courir, à bout de souffle ; plus tard, il fera tourner un rosé moulin à vent, son souffle défaillant
bientôt supplanté par une bourrasque : cette belle idée visuelle et
existentielle, physique et symbolique, paraphe le style comportementaliste et
le talent poétique du réalisateur. Saya Zamuraï, comédie dramatique
intrinsèquement japonaise, immédiatement accessible à n’importe quel gaijin,
surtout cinéphile, débute en pastiche doloriste de la saga Baby Cart : le
samouraï sans épée (au fourreau vide, donc) du titre échappe de très peu à
trois tentatives d’assassinats commises par des chasseurs de primes stylisés de
BD nippone, un ersatz de Bowie muni de revolvers (d’une seyante combinaison
rouge assortie à un air morriconien de guimbarde), une femme fatale joueuse de
shamisen, un « chiroprac’tueur » pratiquant l’étranglement tête en
bas, chauve araignée maquillée ne se lassant pas de répéter « Je ne
comprends pas ». Ralenti, geyser de gore,
fond noir abstrait, irréalisme complice – le film pratique déjà la répétition
et parodie l’héroïsme itératif du sabreur solitaire au bambin dans sa carriole.
Nomi, suivi de près par la petite Tae, refuse de se battre, de servir,
déserteur recherché, increvable (merci à l’herbe pillée), du clan de la Seiche in fine capturé par les hommes du clan
du Poulpe (une scène « gastronomique » adressera un clin d’œil à Old
Boy). Il fait honte à la gamine, orpheline de sa mère emportée par l’on
ne sait quelle épidémie. Mais au Japon historique (et moderne, sans doute), pas
de place pour le veuvage prolongé, encore moins pour la dépression. Le muet se
voit sommé de faire sourire un petit prince triste, momifié, lui aussi sevré du
lait de la tendresse maternelle, pour les mêmes raisons (en comparaison, le
gosse spectral de Ju-on déborde d’énergie et de sympathie).
Au bout des trente jours, s’il
échoue, il devra se faire seppuku. Les « travaux » (de notre Hercule
ridicule et à lunettes) s’effectuent d’abord en privé, au sein du château, puis
en public à l’extérieur, par exemple sur un bord de mer où jouer à
l’homme-canon à la con. Dans le sacerdoce, la course contre la mort, l’épuisante
entreprise de divertissement du protagoniste, Matsumoto transpose et interroge ses
activités à la scène et à la TV, proche en cela d’un Kitano, son couple mal
assorti dans le sillage de celui de L’Éte de Kikujiro. Comme
Shéhérazade, il s’agit littéralement de sauver sa peau en déridant le marmot
imperturbable. Dans l’élaboration triviale (nouille avalée par le nez, sumo en
solo) et raffinée (body painting à la Yves Klein, Rouge et Noir
de poiscaille hors Stendhal) de cette (bergsonienne) mécanique du rire, les
gardiens apportent un renfort bienvenu, intéressé (si le prisonnier se suicide
avant le terme fixé, leurs têtes tomberont également), amusé, passionné. La
lumière peut surgir d’un égout, telle la lune au fond du caniveau de David
Goodis (pas celle de Beineix !) et naît au fil (coupant) des jours une
réelle amitié, en miroir de l’estime, de la « mansuétude » du
seigneur envers le bouffon aux limites de l’autisme. Avec un peu de bonne
volonté (et l’aide d’une ombrelle), tout pourrait finir bien, par un mensonge magnanime
au bras droit inflexible, par un acquittement bon enfant, en effet. Hélas, au
dernier moment, Nomi se tait, ne fait rien, il regarde Tae et lui sourit, avant
de s’enfoncer une lame aimablement prêtée au creux du ventre, vaillamment,
silencieusement, sa main gauche (la droite replace l’arme dans l’étui) maculée
de sang tendue vers l’exécuteur sidéré, qui tranchera son chef hors-champ,
tandis qu’une bonbonnière dévale lentement les marches impériales locales (rime
métaphorique avec la brique brisée du paraplégique dans Incident de parcours de
Romero).
Auparavant, dans la rue qui le
saluait, l’encourageait, scandait son prénom, il bouscula un moine, serra la
main de son enfant rayonnante, parvenant au moins à la faire sourire, elle, et
superbement. La fille mature et le
père à la dérive réconciliés à base d’humiliation bienveillante, l’honneur
paternel reconquis, regagné par sa lutte quotidienne contre la sanction, le
sort, la noblesse et l’absurdité du projet, pourquoi cette fin-là ? Le
cinéaste révèle sans expliquer – lyrisme et non didactisme – les motifs ultimes
du piètre et admirable amuseur mélancolique. L’homme supposé de sagesse, dans
sa jeunesse, lit à la petite fille revenue aux champs, somnambule de douleur
délaissant la ville, une lettre d’amour et d’adieu. Le texte devient poème et,
ouvertement, chant (prolongement à la guitare durant le générique de fin). La
circularité de la vie, mort et renaissance, les retrouvailles avec sa femme,
les fiers remerciements adressés à l’enfant, tout ceci constitue, pour le
spectateur, à la fois une surprise et une cohérence. Sous la comédie courait le
drame, rivière noire (et blanche) à conjurer au bord de l’eau claire, solaire, larmes
graves, inépuisables, à consoler par de l’espoir, de l’humour, de l’amour.
Matsumoto, là encore dans les pas de Kitano, sans sa violence ni sa
picturalité, embrasse le mélodrame tout en le vidant de ses penchants
suicidaires (malgré l’acte irréversible, compréhensible, culturel et
sentimental du père, relecture familiale du final central, retardé, remis en
cause, du Hara-kiri de Kobayashi). Le monde tourne et les minots à
l’unisson, par exemple autour d’un arbre emprunté au Sacrifice de Tarkovski,
autre métrage de naufrage, d’apprentissage, de transmission, et d’une tombe
dont le fantôme comique leur apparaît quelques secondes en plein jour.
L’une des beautés de ce film assez
bouleversant, toujours surprenant dans sa reformulation du même, dans ses
variations de tons, réside dans sa volonté de s’achever par un mouvement, par
un jeu d’enfants un instant insouciants, par leurs sourires les liant par-delà
les classes sociales (la perte commune leur confère un passé, leur offre un
possible avenir). Il faut rester jusqu’au bout, jusqu’après l’écran noir, car
l’on découvre les deux derniers plans du film (grâce élégante du fondu enchaîné),
sis à l’époque contemporaine : la stèle (désormais en bordure de gare),
dans son érection phallique, voire scatologique, honorée par des épis de maïs
(pas celui du Sanctuaire de Faulkner, j’espère), affirme sereinement, en
silence, la persistance des choses, des êtres, des sentiments, encapsulés dans
un totem fragile à la John Ford, une borne pour se souvenir, chérir, ne pas
oublier notre fragilité, notre résistance, notre déréliction, notre grandeur.
Connu en Occident pour ses deux premiers opus
davantage (apparemment) turbulents, Hitoshi Matsumoto affiche ici un
classicisme et un formalisme (marqueur courant de la cinématographie du
« pays du soleil levant ») qui séduisent à chaque plan. Accompagné
dans son odyssée réflexive et philosophique par une équipe remarquable – citons
Yasuaki Shimizu à la partition, Ryûto Kondô à la direction de la photographie,
Etsuko Aikô à la direction artistique, Masae Miyamoto aux costumes –, notre homme
multiforme, ancien pauvre qui connaît depuis l’enfance le prix du rire, sa
vertu salvatrice en face de l’injustice, du découragement, du deuil, de la
mort, sut s’entourer d’actrices et d’acteurs de valeur : le blessé Takaaki
Nomi (oui), l’irrésistible Sea Kumada, le solide Itsuji Itao, l’implacable Masatō
Ibu (vu dans Tabou), la captivante Ryō (croisée dans Gemini), le malicieux Jun
Kunimura (apprécié dans Black Rain, À toute épreuve, Audition, Ichi
the Killer, Lorelei : La Sorcière du Pacifique et même Kill
Bill : Volume 1) : chacune et chacun apportent leur pierre à un
édifice (à la forteresse cachée de la cruauté, de la pérennité) d’une constante
fraîcheur, plénitude et sincérité dans sa dimension de conte, de fable, de
moralité. Hitoshi Matsumoto livre ainsi une œuvre (présentée à Locarno) à
redécouvrir impérativement, drolatique et lucide, candide et adulte, généreuse et
radicale, discrètement magistrale.
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