Le Bazar des mauvais rêves : Pastorale américaine
Une semaine avec Stephen, « ça le fait », ouais.
À mon frère et à son Bastu
Découvert au siècle dernier à
l’adolescence via l’édition de poche
d’un recueil de nouvelles doté de l’idoine titre français Danse macabre, voici
Stephen King retrouvé une trentaine d’années après avec une autre anthologie,
disons dans le sillage diversifié de Brume davantage que dans l’assemblage
de novellas selon les magistraux Différentes Saisons ou Nuit
noire, étoiles mortes (À la dure en point commun).
Auparavant, 22/11/63, Joyland et Doctor Sleep, parus dans
la deuxième décennie des années 2000, constituèrent une remarquable trilogie
romanesque, le retour irrégulier au territoire de l’auteur, avec ou sans
talisman, sous son vrai nom ou le patronyme de Richard Bachman, signataire de Blaze
en 2008, effectué avec Cellulaire (2006), vingt ans depuis Ça,
so. Entre-temps, « S.K. »
suivit le parcours que l’on sait, connut à pied un grave accident de la route, faillit
devenir aveugle, creusa brillamment sa veine méta initiée avec Salem
+ Shining
à l’occasion de l’essai intitulé Écriture : Mémoires d’un métier,
reçut le National Book Award puis, soutien d’un certain Barack Obama, la
National Medal of Arts à la Maison-Blanche, visita Paris illico, s’y entretint même avec François Busnel durant un aimable
numéro de sa Grande Librairie télévisuelle. Signalons aussitôt que
l’escapade parisienne inspira la brève rencontre atroce de Ce bus est un autre monde,
que le nouvel opus, succès critique
et commercial, se compose de vingt entrées, dont quatre primées, dont deux
inédites, le reste publié à partir de 2009 dans Esquire, Granta
(GB), Harper’s Magazine, Playboy (Église d’ossements et Tommy,
deux poèmes narratifs), The Atlantic, The New Yorker ou Tin
House, par Cemetery Dance Publications (dédicace du Tonnerre
en été à leur fondateur, Richard Chizmar), sous forme de livre audio ou
numérique. À la VF, les fidèles Océane Bies & Nadine Gassie, of course.
Mais « Jusqu’à la retraite ou la
mort d’un écrivain, son travail n’est pas terminé » affirme au
« Fidèle Lecteur », dès les premières lignes, l’auteur amateur
d’AC/DC, « né pour divertir », « romancier par nature » régulièrement
titillé par « les expériences plus courtes et plus intenses » que
« les longs romans qui créent une expérience d’immersion totale chez
l’écrivain et le lecteur, où la fiction a la possibilité de devenir un monde
presque réel. » Camelot nocturne, fonctionnaire de l’imaginaire,
stakhanoviste du traitement de texte, le roi de l’horreur américaine fait
montre d’humilité, de nécessité : « Les nouvelles exigent une sorte
d’habileté acrobatique qui requiert une intense et éprouvante
pratique » ou « Chaque journée passée à écrire est une expérience
éducative et une bataille pour se renouveler. La facilité n’est pas permise. On
ne peut pas agrandir son talent – il est livré d’origine – mais on peut lui
éviter de rétrécir. » King, lecteur (« omnivore ») enthousiaste
de James Dickey (Délivrance, allez), Cormac McCarthy et Raymond Carver pastiche
ce dernier le temps de Premium Harmony, récit drolatique
d’une crise cardiaque sucrée assortie d’un canidé occis en pleine canicule,
dédie l’émouvant Batman et Robin ont un accrochage (père atteint d’Alzheimer et
muni d’un couteau) à John Irving, se souvient d’Omar Khayyam (revoyez
l’ouverture poétique de Pandora) et de W. F. Harvey pour La
Dune funèbre sur laquelle s’écrit le nom des futurs morts, dédicace Sale
Gosse, infanticide inabouti d’un « petit diable » meurtrier
coiffé d’une casquette à hélice empruntée aux 5 000 Doigts du Dr. T à
Russ Dorr, son expert médical en matière de gore,
estime The Hair of Harold Roux de Thomas Williams « probablement
le meilleur roman sur l’écriture jamais publié » en introduction à Une
mort, violent western
scatologique itou travaillé par un assassinat d’enfant, accessoirement adressé
à Elmore Leonard.
Si Église d’ossements évoque
la folie hallucinatoire d’un Conrad transformé en chasseur d’ivoire, Après-vie,
avec son bureau profane, rempli de
paperasse concernant la réincarnation, rappelle l’au-delà institutionnel,
bureaucratique, aimablement démoniaque, du Ciel peut attendre de Lubitsch,
tandis que Ur rebondit sur une offre promotionnelle soumise par un agent
littéraire défunt (Ralph Vicinanza) pour faire d’une liseuse (rose) d’Amazon la
porte d’entrée sur des univers parallèles où découvrir, sur fond de salvatrice
course contre la montre alcoolisée, les œuvres inédites ici de Hemingway,
Shakespeare ou John D. McDonald. À la dure, mélodrame marital de déni
empuanti, revient à Joe Hill, le fils sous pseudonyme co-auteur de Plein
Gaz,
hommage routier à Richard Matheson. Billy Barrage, portrait prenant
de joueur-tueur de baseball, utilise
la langue et l’époque de son milieu, « tour de force » facilité dans
la traduction par des renforts spécialisés remerciés in fine par les deux femmes. Sur Mister Yummy, Stephen change de sexe et se
met habilement « dans les souliers » d’un vieillard gay accueillant en maison de retraite,
avec réconfort, son propre ange de la mort aux faux airs de David Bowie (tour
Eiffel en puzzle incluse, citation de
Léon Bloy à défaut d’identifier l’avis architectural dégoûté de Maupassant). Le
Petit Dieu vert de l’agonie (superbe titre évocateur) permet d’assister
à un exorcisme à la Alien, dans une parabole physique sur la foi et l’humilité
matinée de résonances autobiographiques au sujet de la douleur, avec toutefois
quelques réserves : « Bien que les expériences de la vie soient la base
de tout récit, je ne fais pas commerce de fiction confessionnelle », en
effet et Dieu merci. Enfin, Feux d’artifice imbibés retrace la
lutte vaguement raciste, hautement comique et spectaculairement policière entre
deux familles inégales au bord d’un lac intact le 4-Juillet.
Dans la préface express, King « parle d’or » (« Le terme de genre
n’a que peu d’intérêt pour moi »), souligne l’alliance de survie de la terreur
et du rire (« J’aime aussi lire et écrire des histoires que je trouve
drôles, et cela ne devrait surprendre personne, car humour et horreur sont des
frères jumeaux, ou des sœurs siamoises », précisant plus tôt, en une
question rhétorique : « Car – pensez-y – face à la mort, que faire
sinon rire ? »). Sans omettre la liminaire Mile 81, relecture de Christine
à l’échelle juvénile, SF chorale héroïque à la vodka nantie d’une fausse auto spatiale
vraiment cannibale, sans négliger Tommy (pas celui de Ken
Russell !), oraison nostalgique consacrée aux sixties, « où nous pensions tous que nous allions vivre
éternellement et changer le monde », revenons sur le quatuor d’amour et de mort qui représente à nos yeux la meilleure
part du pavé (600 pages en français). Morale part d’une proposition
indécente (pas celle d’Adrian Lyne !) faite par un révérend retraité
invalide excité par le péché doublé, accompagne (en enfer laïc, en déréliction
domestique) un couple désargenté au bord de la rupture et de l’imposture ;
il finira par ne plus la reconnaître, par ne voir en elle qu’une « salope
toxique » ; elle deviendra telle qu’en elle-même un coup de poing
filmé dans la figure d’un gamin la change, volontiers convertie à l’érotisation
de la maltraitance sexuelle (Elle, venu bien après Portier
de nuit, n’inventa rien à ce niveau-là, redisons-le). Croyant, repentant, King
« bat sa coulpe » en prélude et dans le rétroviseur
(« J’avais reçu une éducation méthodiste classique, on m’avait appris ce
qu’étaient le bien et le mal, mais voilà : j’étais devenu une pute, sauf
que je vendais mon sang et mes compétences en écriture plutôt que mon cul »)
avant de conclure que « dans certaines circonstances, n’importe qui
pourrait vendre n’importe quoi. Et le regretter toute sa vie. »
Herman Wouk est toujours en vie adresse un amical salut au géniteur
centenaire de Ouragan sur le Caine, qui répondit, invita le fan septuagénaire (gare à un séjour à la Misery…). Il s’agit à nouveau d’une histoire d’alcoolisme au volant, cette
fois-ci sous la forme d’un croisement de trajectoires routières et
individuelles. Un vieux poète, une vieille poétesse en train de pique-niquer, deux
mères célibataires amères, sorte de Thelma & Louise paupérisées, dénuées de glamour, sept gosses amorphes matant Shrek
sur la banquette arrière d’un luxueux véhicule locatif, la précarité des
allocations, l’égoïsme de l’esthétisme, un gain nocif, une aire de repos, un
père incestueux, un avenir clos – King prend appui sur un effrayant faits
divers et rend à la narration sa vraie grandeur : « Que s’est-il
exactement passé dans cette voiture ? (…) Seule la fiction peut tenter de
répondre à ces questions. C’est seulement à
travers la fiction que nous pouvons penser l’impensable et peut-être, d’une
certaine façon, tourner la page » (dans le prologue en miroir à Après-vie,
il rajoutait « Si le fantastique reste un genre aussi vital que
nécessaire, c’est qu’il nous permet d’aborder de tels sujets d’une manière dont
le réalisme est incapable »). Le pouvoir « à double tranchant »,
éclairant et « mortel », de l’écriture, Nécro le démontre et
l’illustre avec une idée de départ assez géniale dans sa simplicité perverse.
Cette satire attristée du « journalisme » people en ligne, avec en filigrane le viol et la vengeance, débouche
sur une fuite au Wyoming, loin de New York, de la technologie (iPad uniquement
utilisé pour s’endormir, se réveiller, s’amuser, se désennuyer) et des victimes
collatérales de nécrologies hargneuses rédigées avant le trépas du sujet. Quant à Summer Thunder,
titre suprême digne d’un axiome zen, il boucle l’ensemble en beauté estivale,
pourtant à proximité de « l’hiver nucléaire ».
Le dernier texte (venu « dans un
éclair d’inspiration ») constitue donc un exemplaire condensé de l’art de
Stephen King, nouvelliste ou non, par ailleurs précieux observateur réflexif de
sa praxis et de celle d’autrui à l’intérieur du « genre » horrifique
(Anatomie
de l’horreur, à recommander aussitôt, au côté du matriciel essai de
Lovecraft sobrement intitulé Épouvante et surnaturel en littérature).
Dans ce conte eschatologique poignant, trivial (un pauvre chien chie avec du
sang sa maladie radioactive), suicidaire, deux survivants (trois avec
Gandalf : « C’est ça un bon chien, tu sais. Un peu de grâce »,
même chez Cujo ?) déjà contaminés, à peine en sursis, abolissent la lutte
des classes et se tuent en toute conscience au revolver ou à moto. Cela pourrait être déprimant, racoleur ou
scolaire (thème guère original), cela s’avère une réussite majeure déployée en
seize pages, un chef-d’œuvre épuré, correction-cristallisation du roboratif Fléau.
Robinson, veuf ensanglanté sur sa Fat Boy pour son ultime virée, bouleverse et
paraphe avec une éloquence de chaque mot, phrase et paragraphe le flagrant talent
de King, conteur sans égal de nos jours mais encore et surtout écrivain précis,
rustique et mélancolique, Américain lucide et réservoir de films un tantinet
rancunier (pique implicite à Docteur Folamour dans Nécro
– toujours pas digéré le Shining de Stanley, pas vrai
Stevie ?). Même s’il déclara naguère le contraire, l’autre homme aux
initiales en SK n’écrit pas de la littérature fast-food, et ses gros romans ne sauraient s’apparenter à des hamburgers frelatés fabriqués à la
chaîne. Avec lui, les personnages respirent, les histoires s’accomplissent, la
moralité appartient au lecteur, le tout dans une sincérité, un plaisir et une
fraîcheur dépourvus de plan (de rédaction, de carrière), d’arrière-pensées
d’arrière-cuisines (ce qui n’empêche pas, en bon pragmatisme capitaliste US,
d’empocher les dollars tendus :
« J’écris par amour, mais l’amour ne paie pas les factures »).
On continuera par conséquent à le (re)lire,
en parallèle à Mo Hayder, Clive Barker, Emmanuel Carrère, James Ellroy ou
Michel Houellebecq, similaires « contemporains capitaux », politiques
et ludiques, sachant mêler popularité et intégrité, individualité(s) et
société, humour et matérialité, romantisme et sauvagerie. La lecture, comme
l’écriture, nous ramène à nous-mêmes, au dialogue en papier, apaisé, avec des
amis intimes et lointains, avec des voix singulières impossibles à confondre, à
corrompre (délaissons cependant l’innocence à ceux qui la marchandent). Au
commencement et à la fin se trouve le Verbe viral à la William S. Burroughs,
cri primal ou râle létal. Les mots (de la « tribu » mallarméenne) ne
consolent pas, ils mordent (« Les meilleurs ont des dents ») et
caressent. Ils ouvrent un horizon intérieur de liberté, de claire et stimulante
obscurité, alors que les images fictionnelles ou documentaires de ce début de
vingt-et-unième siècle se signalent par leur rétrécissement, leur
dépérissement, leur embrigadement. Pas d’iconoclasme audiovisuel sur un blog de cinéma, rassurez-vous, rien que
la célébration d’un compagnon et d’un art familièrement bizarre.
Bangor, Maine (pardon
my French), 8 janvier 2017
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