Le Général du Diable : La Femme de l’aviateur


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Helmut Käutner.


Il s’agit, avant tout, d’un film superbement éclairé par Albert Benitz, dont la longue carrière (plus de quatre-vingt-dix entrées au compteur, apparemment) débuta en compagnie de la chère Leni (Riefenstahl, who else ?) dans les fameux « films de montagne » conçus et appréciés dans l’Allemagne des années 20 et 30, celle de Weimar et Hitler, donc, leur obscurité en miroir inversé de la blancheur des cimes escaladées-escarpées (qu’allaient donc chercher sur ses sommets souvent de studio tous ces alpinistes de la caméra, sinon la chute fantastique, disons diabolique, d’une nation entière dans le gouffre faustien d’une idéologie suprêmement meurtrière ?). Nous voici en décembre 1941, les portraits officiels des criminels décorés de guirlandes de Noël, dans une nuit diaboliquement expressionniste, danse macabre figée par six années de RFA. Christian Petzold, l’auteur estimable mais un brin surfait de Barbara et Phoenix, soulignait l’aspect fantomatique des polars ricains (voire de l’horreur selon le duo Lewton/Tourneur), aux ténèbres teutonnes dues aux exilés de Berlin, spectres européens des millions de morts mondiaux délocalisés-ressuscités à Hollywood (cf. aussi, bien sûr, Les Yeux sans visage de Georges Franju, avec le grand Eugen Schüfftan à la direction de la photographie). La filmographie de Benitz subira une césure durant la guerre, contrairement au parcours de Käutner, poursuivi à coup de mélos inoffensifs, paraît-il. Curd Jürgens, solide (plaisanteries pas au goût des nazis), subtil (désarroi devant le sort des Rosenfeld) et lyrique (éloge surprenant des Rhénans), déploie un sentimentalisme viril envers la douce Diddo (Marianne Koch, bientôt dans Pleins feux sur l’assassin et Pour une poignée de dollars) ou le tourmenté lieutenant Hartmann (Harry Meyen, présent dans Paris brûle-t-il ? et accessoirement mari suicidé de Romy Schneider).





La longue séquence dialoguée d’ouverture de la réception funèbre révèle la nature théâtrale de l’œuvre, adaptée d’une pièce populaire de Carl Zuckmayer, et enferme une première fois le héros dans un huis clos au filigrane kafkaïen (plus tard, il passera deux semaines en cellule, histoire de le rééduquer par la tension et la terreur). Sur fond de sabotage finalement patriotique, ruse de hasard (défaut de conception d’un modèle d’avions ensuite rachetés par Franco !) et réponse sensée à la folie ambiante, le harassé Harras se sacrifie par un piqué déterminé sur le poste de commandement de l’aérodrome. Avec ses maquettes simplettes (en l’air ou sur terre, tels ces immeubles surplombés de faisceaux funestes au début et en coda), son escalier bourgeois de soap US sudiste, sa désespérance tranquille, actée, sa mise en abyme discrète (esquisse de coulisses des planches à la Lubitsch, effets nocifs de la mise en scène aryenne), avec sa Gestapo triviale, presque cordiale, sa culpabilité partagée exempte de rassurant manichéisme, Le Général du Diable évoque davantage La Corde que Les Damnés, annonce le temps d’une scène d’espionnage auditif hilare La Vie des autres et comporte l’une des meilleures répliques d’humour noir du « septième art » (« Tu connais la différence entre la Suisse et l’Allemagne ? En Suisse, quand on sonne à cette heure, c’est le laitier »). La caméra de Käutner bouge et pourtant son film fait du surplace, comme anémié par l’évocation de la catastrophe irréparable en arrière-plan (l’opus s’achève sur le bras de Himmler hors-champ décrétant des funérailles nationales, mensonge étatique et méta). Portrait d’une époque de morts-vivants, de vivants déjà morts, cette chronique d’une mort annoncée délaisse l’analyse politique, psychologique, au profit d’une inquiétude métaphysique, le nazisme en principe maléfique et hypnotique.





On peut certes s’ennuyer un chouïa à ce cinéma-là, repentant mais pas vraiment, pas totalement, où les hommes boivent et s’étreignent, où les femmes, veuves ou sœurs, pleurent et déplorent le silence complice de leurs maris, leur aveuglement collectif. Fassbinder nous secouera tout ça et Petzold pourra dénigrer à raison le didactisme émotif de l’ensemble de cette production d’après-guerre, lorsqu’il fallait battre sa coulpe aux yeux de l’Occident en se gardant bien de regarder en face l’infigurable. Néanmoins, Le Général du Diable, conte d’hiver funéraire, ni réactionnaire ni révisionniste, encore moins fétichiste, empreint d’une tristesse sincère et un tantinet compassée, demeure un intéressant document (admiré par un certain Fritz Lang) sur la représentation d’un traumatisme (inter)national au terme d’une décennie (de découpe et d’occupation à quatre), sur la manière de dépeindre un « résistant » réfractaire, la gueule de bois vite dégrisée d’une (haute) société rabaissée à un gang d’assassins sur le point de disparaître, de se taire, de pratiquer l’amnésie volontaire (l’une des thématiques de Phoenix, dans le sillage du cynisme littéralement constructif du Mariage de Maria Braun). Ce qu’il perd en précision, en réalisme, en intransigeance et en coupant, le titre de Käutner le gagne en (relatif) courage, en qualité d’écriture (chaque mot se justifie, personnalise, nuance), en charme méphitique d’une (mortelle) absurdité au quotidien (en 1962, Le Procès de Welles transcendera jusqu’au cauchemar existentialiste l’oppression paranoïaque de l’individu trahi, traqué, exécuté par une monstrueuse « normalité »). La Seconde Guerre mondiale représente un sous-genre en soi, au sein duquel la biographie endeuillée, dévitalisée, condamnée d’un personnage hédoniste-tragique d’inspiration réelle mérite sa redécouverte, modeste sans être indigeste.   
  

Commentaires

  1. “La victoire se définira davantage en termes de capture du terrain psycho-culturel plutôt que géographique.”
    https://iatranshumanisme.com/2020/12/06/tous-surveilles-7-milliards-de-suspects/
    https://iatranshumanisme.com/2021/10/17/guerre-cognitive-le-cerveau-sera-le-champ-de-bataille-du-21e-siecle/
    https://www.youtube.com/watch?v=R-GE5D_XgMI

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    1. http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/10/furie-scanners-brainstorm.html?view=magazine
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/07/le-temps-du-massacre.html
      https://www.franceculture.fr/philosophie/la-societe-de-surveillance-de-foucault

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