La Source


L’encre, le manque, Bergman & Craven, une adolescente et la vieillarde.


1

Mais qui jamais saura dire l’infinie mélancolie des cinémas fermés le matin ?

Les cimetières n’effraient pas ; ils accueillent, ils apaisent, ils permettent d’apprivoiser la mort par leur silence unique, par la lenteur de leurs chemins d’oubli.

Les morts se moquent de nos hommages, les morts ne quémandent aucun témoignage.  

Sur l’écran, dans la salle vide, d’autres morts ressuscitent durant le temps millimétré de la projection, dans l’éclat eugéniste du numérique.

Dans les rues de province, sur les artères des capitales, tu croises des spectres de pur présent, fantôme fatigué des images, conscience de chair en marche vers le soleil.

Il faudrait pouvoir écrire sur les figurants, les seconds rôles, les doublures.

Que ces mots s’adressent d’abord à ceux qui ne les liront pas, qui se foutent du cinéma, qui vivent avec la maladie, la vieillesse, la solitude.

Nul ne guérit de la vie et la flamme de la joie s’éteint vite, crois-moi.

Ce qui reste ? Des ruines, des chutes de films, des souvenirs altérés, étrangers.

Voici la traversée du miroir, la perspective renversée, le monde absurde et mauvais qui continue à tourner, comme le projecteur ne cesse de fonctionner malgré l’absence de spectateurs.

Pas de séance en matinée, mon amour. Pas de remède coloré à la tristesse à demeure.

L’oiseau de malheur croasse sa rengaine de poème et picore l’orbite de l’institutrice.

La pierre fraîche de la tombe rivalise avec le velours des sièges profonds.

La douceur de l’éternité abolit le minutage du montage.

Tu pourrais passer des jours entiers couché sur la dalle, tu pourrais rester des heures parmi les rangées désertes.

La matrice et le tombeau, l’utérus et le multiplexe : signes réversibles, mariage céleste et infernal, équation quantique de l’algèbre du besoin, du déclin.

Que viens-tu chercher entre les carrés numérotés ? Qu’espères-tu découvrir aux horaires affichés ?

Le seul mystère se tient en toi et les réponses se dérobent avec l’insolente élégance des voiles d’une illusion, d’un mirage pour enfants pas si sages.

Oh, ne m’emmène pas à Oz, ne me ramène point au château de la Bête endiamantée.

Laisse-moi plutôt crever ici, entre les chrysanthèmes desséchés, entre les boîtes métalliques de bobines fragiles.

Dressons un bel autodafé du passé, brûlons joyeusement les narrations d’hier.

Le cinéma reste à réinventer, l’existence ne mérite pas de sens.

Les mythes imprimés sur la rétine, enracinés dans l’intériorité, tu dois te réconcilier avec ta propre nuit – ou l’autoriser à t’envahir définitivement.

Les pronoms personnels ne relèvent plus du confidentiel car quelque chose t’excède, te dépasse et t’identifie dans cet élan incessant, à la fois au-dehors et en dedans.

Par le cinéma, on parvient parfois à cela, on se met dans cet état, on se projette ravi dans les ténèbres fidèles.

Alors, sur le visage vieilli, son sourire possède l’intensité, la légèreté de la lumière liquide, évasivement captive, au fond du puits cru tari.

          
Peut-être, finalement, le cinéma ne montre-t-il que ça, peut-être qu’il ne subsiste pour réel motif de film que la mort au travail, avec elle-même en ultime réalisatrice de l’œuvre réflexive.

Je me souviens que Robert Bresson n’aimait guère son deuxième long métrage, improbable alliance de Diderot et Cocteau.

Lui fit de Maria Casarès une Mort amoureuse, motorisée, sacrifiée à Orphée.

La muse de Camus, vaincue par le cancer, arborait des traits aristocratiques, un masque maternel de tragédie sudiste.

Sa voix vibrait d’une violence invisible, son corps contenait une vengeance éventée.

Dans chaque ouvrage audiovisuel se cachent la trace d’un passage, la preuve embaumée d’une présence aussitôt absente, les pauvres paroles reproduites par une magie mécanique.

Regardez, je vous prie, à l’intérieur de la plus vive comédie, au sein de la pire pornographie, deux expressions essentiellement physiques, trivialement automatiques.

La drôlerie, l’énergie, le mouvement, l’emballement finissent par s’épuiser, par constituer une dépense à perte.

Émane ainsi un écoulement mélancolique, fatigant, pour lutter contre le néant, la stupeur, l’immobilité foudroyée, le déchirement intime de l’être d’avec l’univers, son étrangeté foncière.

On essaie de rire et de jouir afin de ne plus succomber un instant à la terreur organique, largement irrationnelle, de se savoir mortel, à la colère du deuil, à l’impuissance de l’errance.

L’ordre filmique voudrait s’accorder à l’ordre cosmique et cependant le cinéaste majeur semble introuvable, pas même retranché derrière un rideau de camelot, de magicien enfantin.

Le salut, l’espoir, les consolations, il convient de les ignorer, de les refuser, de leur attribuer un  prix aussi vil que leurs marchands désolants.

On ne marchande pas avec la mort, on le fait constamment avec et au cinéma.

3

Le bleu du ciel recèle mille merveilles obscènes et pourtant nous persistons à nous enterrer dans des pièces climatisées, isolées, quasiment capitonnées.

Le spectacle du monde ne vaut pas son image.

Les femmes mortes font de l’ombre aux vivantes, aux vraies trépassées incapables de revenir.

Nous réclamons des contes, des allégories, des paraboles, des épopées, des destinées d’individus.

Tout plutôt que mourir au quotidien, que subir les péripéties, les ressassements, d’un récit incohérent, souvent navrant, que contredire une condamnation primordiale.

L’eau noire, bois-la puisqu’elle t’illuminera.

Je veux te voir t’abreuver à l’origine des origines, bouche obscure qui ne parle pas, qui exige, qui consent à recevoir le dérisoire sang blanc.   

Déleste-toi de cette imagerie, de cette peau, de cette langue, de cette manière d’écrire, de survivre.

Et tu n’ignores pas que l’on peut faire du cinéma sans caméra. 

Celui/celle qui me lit sait mieux ceci qu’autrui, devine sa propre face dans la glace verbale.

La mort applaudit aux psalmodies, se nourrit de l’art, ricane du partage des âmes.

Trop tard, vraiment ? Allez, séduis-moi, toi.

PS : pauvre Roman, pauvre Samantha, pauvre justice américaine, pauvres féministes françaises, pauvres médias internationaux, pauvre société du spectacle, pauvre morale du ressentiment, pauvre Annie Le Brun qui incitait autrefois et maintenant à tout lâcher, pauvres de nous tous qui ne méritons que notre démission, notre apparition-disparition vingt-quatre images par seconde, via ce magnifique et misérable cinéma, l’art premier du siècle dernier créé pour se remémorer l’amnésie d’aujourd’hui.


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