Independence Days
Comment Cannes devint (vraiment ?) autonome.
N’en déplaise aux esthètes et autres
« humanistes » ne s’occupant pas de politique – elle finit toujours
par s’occuper d’eux, fréquemment à leur détriment –, le cinéma se situe dans la
Cité, dans un hic et nunc particulier,
dans un réseau d’idées, de volontés, de talents et de moyens financiers
inséparables. Politique par nature et par pratique, il s’agit donc d’un art du
commerce mais surtout de la communauté (humaine, citoyenne), le microcosme
« bigarré » de l’équipe reproduisant le patchwork sociétal, même au sein d’une classe générationnelle (la
double jeunesse d’un premier film), en dépit de sa propension autarcique
(notoires relations incestueuses d’un milieu se définissant lui-même, en France,
comme une « grande famille »). On peut composer, écrire, peindre
seul, voir aussitôt le résultat de ses efforts et décider de le conserver pour
soi, dans une sorte d’arrogance aristocratique – une réalisatrice/un
réalisateur ne peuvent s’autoriser ce luxe, ils se trouvent contraints de
rendre publics leurs travaux, de les soumettre aux bénévoles, aux créanciers,
aux producteurs, aux directeurs de programmes télévisés, aux sélectionneurs de
festivals, aux spectateurs anonymes qui vont les applaudir, les agonir, les
remarquer ou les condamner au pire, l’indifférence, fantôme funeste errant dans
une salle vide. Si vous ne souhaitez pas affronter le monde, vous coltiner au
labeur, à la fatigue, aux justifications, à l’enthousiasme, à la joie et au
partage collectifs, aussi et heureusement, gardez-vous de faire des films, il
faut en subir déjà bien assez, commis par des usurpateurs débutants ou
renommés. Métier stupide (Welles) ou méprisable (Brando), le cinéma, devant ou
derrière la caméra, demeure une activité sociale souvent négligeable et parfois
admirable.
En 1972, l’année de L’Affaire
Mattei (« palmé ») et de Gorge profonde (avalé), le Festival
de Cannes, jusqu’en 2002 Festival
international du film, fait sa propre révolution. Pas de pétrole
problématique (après Rosi, la figure tragique de l’entrepreneur inspirera un
certain Pasolini) ni de sexe « oral » (dit-on outre-Atlantique) ici
mais, dans un contexte historique et « sociologique » de changements
superficiels ou profonds, à l’orée d’une décennie « libérée »,
pornographique, féministe, terroriste, utopiste, en crise (au niveau de
l’économie et des mœurs, pour le pire et le meilleur), un désir d’indépendance.
Nouvel Hollywood et nouvelle Croisette : tandis que Woody Allen, Robert
Altman, Michael Cimino, Brian De Palma, Francis Ford Coppola, Bob Fosse,
William Friedkin, Dennis Hopper, George Lucas, Terrence Malick, Mike Nichols,
Sam Peckinpah, Arthur Penn, Martin Scorsese ou Steven Spielberg, parmi plusieurs
autres, s’échinent à redéfinir le canon américain (beaucoup, d’ailleurs, feront
un tour chez nous, Femme fatale allant même jusqu’à situer son casse saphique en
pleines festivités méta), Maurice Bessy, émérite cinéphile, auteur précieux,
avec Raymond Chirat, d’une monumentale et luxueuse Histoire du cinéma français,
scénariste solide pour Julien Duvivier (Voici le temps des assassins, Le
Diable et les Dix Commandements) ou Philippe de Broca (Le
Roi de cœur, projeté sur la plage en 2016), amical romancier pour Orson
(Monsieur
Arkadin), alors élu délégué général sous la présidence de Robert Favre
Le Bret, s’affranchit de la tutelle étatique et internationale. Désormais, deux
comités de sélection idoines choisissent les films vus dans ce Sud ensoleillé,
le premier dédié aux titres hexagonaux, le second à ceux issus de l’étranger.
Gilles Jacob, « promu » à
ce poste en 1978, poursuivra le sillon, offrant par exemple une résonance
médiatique (et des prix) à Carlos Saura (pas vraiment fan du franquisme) ou Yılmaz Güney, le lauréat kurde (emprisonné en
Turquie, dirigeant son assistant Şerif Gören depuis sa cellule, évadé en France
et y bouclant son montage !) de la Palme d’or en 1982 pour Yol, la permission.
L’Histoire, connue pour son bégaiement, se répétait finalement sous ses allures
novatrices, puisque les deux hommes défendaient le principe inaltérable (en
démocratie, de surcroît marchande) de la « liberté d’expression »
(par conséquent de production) accessoirement à l’origine de la création du
festival. On s’en souvient, Philippe Erlanger, Émile Vuillermoz et René Jeanne,
« transfuges » de la Mostra ulcérés par le détestable tandem Mussolini/Goebbels – Venise
couronnera (en 1940) d’un Lion d’or Le Juif Süss, réjouissant un
juvénile critique nommé Michelangelo Antonioni, pas encore hué à Cannes en 1960
pour l’envoûtant L’avventura –, vont « démarcher » au bout des années
30 Jean Zay, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, victime des
miliciens en 1944. Accord obtenu, soutien (sincère et intéressé) des USA et du
Royaume-Uni, lobbying des hôteliers locaux
puis promesses (BTP) de la mairie cannoise, repérages sur place, paquebot
d’étoiles bientôt affrété : l’inaugurale édition de 1939, selon la formule
(nécrologique) consacrée, « ne verra jamais le jour », l’invasion de
la Pologne le premier septembre renvoyant tout ce joli petit monde épris
de libre arbitre à un combat réel, dangereux, toutes ses nuances comprises
entre la résistance ou la collaboration, dualisme symbolique d’une
tragi-comédie nationale depuis sans cesse réactivée ad nauseam pour commenter les polymorphes antagonismes
contemporains (en Amérique, Pauline Kael n’hésita pas à taxer Eastwood &
Siegel de « fascisme médiéval » à propos du pauvre L’Inspecteur
Harry).
Qu’à cela ne tienne, camarade, on « remit le couvert »
argenté à l’automne 1946, sous la double protection (et le financement) du
Ministère des Affaires étrangères et de la CGT (présence pérenne et
« sentimentale » au conseil d’administration). Notez que la
soixantième édition en 2007 célébra ce passé aussi rouge que le fameux tapis,
en conviant aux réjouissances le charismatique Bernard Thibault, avatar de
Martin Guerre enfin de retour chez lui, pas si déplacé, si l’on y songe une
seconde, notamment en raison du poids des syndicats (des corporatismes,
persiflent les « gens de droite ») dans le cinéma français (davantage
alourdi en Amérique, malgré ou à cause du traumatisme de la « chasse aux
sorcières » communistes montée par le misérable sénateur Joseph McCarthy
de 1950 à 1954). Après tout, la France, patrie des Lumières et du joli temps
des colonies, affectionne les trains, ceux des Lumière ou de SUD Rail, qu’ils
mènent à La Ciotat ou à Auschwitz (« pour mémoire », certains plaisantins
intentèrent un procès à la SNCF). Au pays régicide et grivois de la Bastille
sadienne, des reliques mitterrandiennes, l’art et le commerce, le savoir et le
pouvoir, la diplomatie et les paillettes, les discours et l’argent, le
socialisme et l’ISF, La Septième Compagnie et L’Armée
des ombres s’unissent, se honnissent, se définissent en miroir –
Cannes, avec félicitations ou regrets, s’avère en ce sens un festival
définitivement français, le reflet agrandi sur grand écran, relayé par la
presse de partout (ou presque) du territoire étrange et familier, râleur,
craintif, docile, (trop) patient, audacieux, cosmopolite, sensuel, littéraire ;
dans l’épiphénomène printanier se lit ainsi une psyché collective.
Montesquieu, sous le masque persan ou
pas, se passionnerait sans doute pour les coulisses de Cannes, relèverait
l’internationalisme du jury (un membre par géographie) à partir de 1947, la
conformité à la censure des époques, l’aval conjoint, dans l’établissement de
la sélection, du Ministère de la Cinématographie et de celui des Affaires
étrangères, dangereuses liaisons ou noces de raison, histoire de se réchauffer
ensemble, à deux, durant les affres de la guerre froide, avant le
« dégel » à venir dans les seventies.
Il pointerait en 1959 la naissance du Marché du film, gigantesque agora où chacun vient faire ses
affaires, repaire, naguère, de la Cannon et de Marin Karmitz, l’envers sonnant
et trébuchant des « comices agricoles » (flaubertiens, of course) avec costumes endeuillés de
croque-morts (Picasso préféra le mouton) et robes de soirée décolletées
obligatoires, l’arrière-cour vertigineuse de la parade, de la vitrine, du press junket, les deux espaces intimement liés, cependant, par leurs
considérations mercantiles, leur souci de (se) vendre, de se montrer, sur les
marches et les stands, leur
philosophie effrontée de l’offre et de la demande. Il soulignerait la nature
réglementairement cinématographique du président du jury (« professionnel
de la profession »), rappellerait l’impact de la mise en valeur auprès de
cinéastes comme Souleymane Cissé, Otar Iosseliani ou Andrzej Wajda (Bamako,
Tbilissi ou Suwałki mon amour), se
remémorerait les « frasques » décisionnaires de Roberto Rossellini,
Elem Klimov ou Roman Polanski (démonstrations dérisoires de la solidarité, de
la probité, des artistes entre eux), voire les propos joyeusement outrageants
de Lars von Trier.
Laissons les « scandales »
causés par Nuit et Brouillard (colère teutonne), Persepolis (ire
islamiste), Underground (Tu n’as rien
vu à Sarajevo, s’exclamèrent à l’unisson Alain Finkielkraut et
Bernard-Henri Lévy à l’encontre du rocker
Emir Kusturica, un proche de Vladimir Poutine, tel « notre » Gérard
Depardieu) et n’évoquons pas, tant pis, le sein aperçu de Sophie Marceau (Julien
Clerc s’en chargea). Émancipé des doux diktats des ambassades, le Festival de
Cannes subit aujourd’hui la « pression » des sponsors, des studios, des « décideurs » du petit écran
(responsables en amont d’une large part de la filmographie actuelle).
L’économie, pieuvre impitoyable, peut-elle régir chaque secteur de l’existence,
spécialement le cinéma, au carrefour de la beauté et du budget ? Bien sûr
que non, et la politique pourrait agir en contre-pouvoir, par-delà ses vœux
pieux. Si Tarkovski survécut à l’URSS « marxiste », y filma ses
poèmes surveillé par des autorités rétives au légendaire « individualisme
décadent de l’Occident », comment et où diable (vers qui se) tournerait-il à
présent ? Le capitalisme, par essence amoral, se contrefout de pas mal de choses, et certainement de poésie, acte
gratuit (de facto hautement
« militant ») qui sut naguère, en Russie et ailleurs, traduire « l’âme
d’un peuple », l’incarner en mots fiévreux, généreux. Ni consumériste ni
propagandiste, moins encore auteuriste, officiel ou « divertissant »,
que le cinéma se soucie, merci, avant tout d’être insolent, intrigant et
réellement indépendant.
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