Mon cher petit village : Partie de campagne


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Jiří Menzel.


Une comédie tchèque ? Cela sonne comme un oxymoron, non ? Prague, son printemps, ses chars, ses performeuses de pornographie (que devient Silvia Saint ?), Kafka, De Palma (le début de Mission impossible), voilà, voilà (qui guère n’incite à se gondoler, pas vrai, même si les aventures de Gregor Samsa ne manquent pas d’humour, certes aussi noir qu’un cafard). Mais la Bohème – tout un imaginaire surgit de ce seul mot, en écho à la madeleine proustienne sensorielle – sut sourire, pas seulement dans les années 60, quand l’Ouest découvrit, assez ébahi, ce qu’il qualifia, paresseusement, d’après le sursaut de Truffaut and Co., de « Nouvelle Vague » venue de l’Est (Věra Chytilová, Miloš Forman, Jaromil Jireš, Jan Němec ou Ivan Passer, et j’en passe, notamment Jan Švankmajer, Jiří Trnka & Karel Zeman dans l’animation ou Gustav Machatý en pionnier polisson, cf. son Extase avec Hedy Lamarr, nommée en 1933 Hedy Kiesler, qui permit aussi, prétexte de scandale sexuel, la mise au pas de la Mostra vénitienne par un certain Mussolini, flanqué des curés du Vatican, vlan). En 1985, dix-sept après son remarqué, oscarisé Trains étroitement surveillés, Menzel œuvre encore dans le registre dit des zygomatiques (quatre ans plus tard, dans le sillage de la chute murée berlinoise, la révolution veloutée, au nom inspirée par un célèbre groupe new-yorkais, Václav Havel amateur-admirateur de Lou Reed, et inversement, se déroule parmi la foule et sans heurts, heureusement). Notre lecteur remarquera la rareté du « genre » abordé, non par mépris, alors que la plupart des humoristes professionnels méprisent leur public, en serviteurs cyniques ou inoffensifs du pouvoir polymorphe, oublieux de leur rôle contestataire, naguère, en bouffons autorisés, plutôt, disons, par tempérament (mélancolique).

Puisque l’humanisme, en tout cas ce que les belles âmes placent dans ce mot, nous donne la nausée (Sartre ? Camus !), puisque sa traduction cinématographique, tous ces feel good movies censés nous redonner le « goût de vivre », de préférence ensemble, diffusent la doucereuse odeur du vomi, Mon cher petit village, réponse lumineuse aux ténèbres en vase clos du Corbeau (de Clouzot, Boisset peut aller se rhabiller, bis), voire au Heimat historique d’Edgar Reitz, ne disposait pas, a priori, d’attraits ravis. Trêve de cases, d’identités, de « zones de confort » et surtout de manichéisme, cinéphilique ou non : même Duvivier savait rire, quitte à verser ensuite dans le rictus, et l’ampoule oscillante de Pierre Fresnay (chipée par Hitchcock pour Psychose) n’éclaire pas qu’une œuvre au noir (Marguerite Yourcenar ? Annie Le Brun, contemporaine sadienne), les (bons ou mauvais, bons et mauvais) Français d’hier (silence sur ceux d’aujourd’hui, merci) pareillement capables de briller par obscurité, pour ainsi dire à l’envers (je pense au personnage de Ginette Leclerc). Chronique campagnarde et chorale, fable très aimable (« On respire bien », là-bas, on dit « camarade et on se tutoie ») sur l’altérité, la solidarité, la rapacité, récit hors du temps (de la supposée modernité) et nonobstant fraternel, immédiatement proche du spectateur, y compris celui consterné par la congénitale (et sociale) mauvaiseté du monde (suivez mon regard au miroir), Mon cher petit village charme du début à la fin car Menzel filme toujours à la bonne distance (objectif et point de vue), avec une élégance, une douceur, une empathie et un respect forçant le nôtre (suscitant notre plaisir jamais forcé, lui).



Davantage qu’à Tati (expérimentation sonore et formalisme d’architecte) et Laurel and Hardy (aucun sous-texte homo ici, tant pis pour les « théoriciens du genre » se piquant de « septième art »), références de l’affiche française (et influence assumée, avouée, du muet, le petit saut penché, chorégraphié, à deux de la coda directement en clin d’œil au cher Chaplin), on pense à Renoir, particulièrement celui de Partie de campagne et du Déjeuner sur l’herbe. On pense et l’on n’associe pas, cependant : Menzel, même sans Sylvia Bataille ni Catherine Rouvel, évite la mélancolie et la mièvrerie, l’adaptation littéraire et l’anecdote picturale. Nul hasard si le docteur, mauvais conducteur hédoniste (« Le corps doit mourir ravagé »), ne se souvient pas de la triste fin définitive du Dormeur du val, si le type passé sous la moissonneuse s’en tire sans dommage, y gagne une statue en plâtre se moquant gentiment, par dérision, du « culte de la personnalité », particulièrement communiste. Dans le microcosme du film, dans ce morceau d’éternité, de vitalité, de générosité, se lit en filigrane un bout de France (on retrouve un peu Tati, donc), se déploie sans lourdeur ni didactisme une « morale paysanne » en effet pas « pourrie ». Contrairement à la dialectique américaine de la small town versus la big city (revoyez New York-Miami de Capra, par exemple), Menzel n’oppose pas la campagne à la capitale, il n’accorde à celle-ci qu’un plan d’avenue, de statue, d’immeuble d’ébène, d’adolescentes allongées sur un muret, walkman sur les oreilles (« Je vous parle d’un temps »…), de travailleurs en file indienne sur un pont façon Metropolis, à l’air libre enchaînés.

Délaissant le portrait à charge ou à occasions cocasses (Un idiot à Paris de Serge Korber, écrit par Audiard, Dany Carrel en « fleur du pavé » parigote déniaisant, ou pas vraiment, le rural Jean Lefebvre), le cinéaste rapatrie fissa son « retardé mental » (et non « final », reprend avec lassitude l’édile magnanime derrière la vieillarde alerte s’occupant du linge et des vivres) dans la cambrousse (récompense à Chambrousse), lui redonne ses pigeons, dont il sait désormais, une part d’enfance enfuie, tordre le cou, au moins pour en faire cadeau à son comparse exaspéré au cœur tendre, qui ira le chercher dans ses attristants et ensablés (terrain vague à la Pasolini) HLM tout confort (pas d’eau, pourtant) et entièrement dépourvus d’âme, de personnalité, de sensibilité. De la sensibilité, Otík, fada favori et catastrophique de la communauté qui va le sauver, n’en manque certainement pas, casque pour aplatir ses grandes oreilles ou pas. Avec son râtelier à la Fernandel, son béguin pour une voisine blonde éprise d’aérobic, son costume noir pour la grande ville, le Hongrois János Bán (au générique du Double Détente de Walter Hill) compose une mémorable persona, parvient, au-delà du rire, le sien et celui du spectateur, à attendrir, émouvoir. Notre réalisateur déteste autant la violence à l’écran (délectable parodie de connerie meurtrière et martiale US à la TV, présentée, comme il se doit dans l’orthodoxie d’obédience soviétique, en repoussoir affriolant, en parangon d’insanité : « Le film américain que vous allez voir est le miroir impitoyable d’une société dont le dollar est la seule ambition », le tout devant une famille de Tchèques fascinés, leur dialogue semblant s’unir, s’entrelacer à celui de la fiction sur le petit écran en noir et blanc, le gamin de la maisonnée renvoyé dans sa chambre s’occuper de ses maquettes en bois de bateaux) que le pathos (il prise la vulnérabilité de ses protagonistes) et le « message », alors cette émotion ne cède à aucun moment aux larmes, aux discours.


Tous ces gens « de peu », délestés de destin, ni héros ni super-héros, ni silhouettes ni sacs de sable (dans lesquels taper, avec une mesquinerie satisfaite, avec une laideur formelle et morale, tares de « l’humour » franchouillard, des pitreries, qui se voudraient critiques, à la Borat), existent pleinement le temps de la séance et surtout après. La troupe exemplaire – mentionnons, un peu injustement par rapport au reste de l’ensemble, tant pis, Marián Labuda, Rudolf Hrušínský, Libuše Šafránková + caméo du scénariste – s’exprime avec fraîcheur, vigueur et cœur parce qu’elle se sait filmée avec tendresse et amitié, avec une compréhension, une lucidité jamais prises en défaut (surplomb fasciste encore plus indigeste dans cette imagerie). Même le directeur souhaitant spolier en douceur le simplet de sa propriété ne provoque pas la colère, le dégoût de l’auditoire, pauvre petit parvenu à l’hygiène manuelle maladive, aux envies de gentleman farmer nanti d’une petite piscine et d’un gazon anglais, comme persifle entre ses dents, pour son chien, le peintre vagabond aussitôt maqué avec la belle institutrice, en vain draguée par le fils de Pávek (empoisonnement sentimental à la clé), le rondouillet conducteur de la coopérative agricole flanqué de l’imbécile heureux qu’il ne supporte plus et dont il ne peut se passer (plaisante ligne filiale allusive, jusque dans les répliques). La secrétaire de mairie, brune naturellement sensuelle, femme (et mère) adultère cognée par son mari jaloux porté sur la bouteille, s’amourache d’un citadin chargé du pedigree du bétail, et les tourtereaux pratiquent leurs ébats (roulade hors du lit) dans la maison tant convoitée (oh, broche oubliée). Pas de Zola chez Menzel, uniquement un impressionnisme de scènes, de sentiments, de multiplications des trames narratives liées avec fluidité, sagacité, au dessin central, lui donnant par résonance, correspondance, contrepoint, son harmonie sereine de rituels (les deux hommes se rejoignent à pied pour aller bosser, le banquet bon enfant) et de partage.

Le paysage hivernal puis estival fermé sur lui-même pourrait virer à l’autarcie incestueuse, au sein d’un territoire où tout le monde se connaît, où chacun sait ce que fait ou défait l’autre, métaphore de la surveillance totalitaire, mais Menzel ne cartographie pas une utopie, ne donne de leçons de comportement à personne, il peint à l’aquarelle un village (guère gaulois, tendance Astérix et Obélix) à la fois idéal et banal, un espace fugace de moralité ancrée dans une réalité observée avec justesse. Sa ronde des cœurs et des corps, des manœuvres (de camion cassant un pilier neuf en marche arrière) et des manipulations (bégnines, tel le subterfuge du « film roumain un peu suggestif, un peu érotique », ou expropriatrices), associe candeur et trivialité, dynamisme et immobilisme (Patrick McGoohan revenait sans cesse au point de départ), tristesse (discrète, réelle, de l’abandon) et clarté (l’une des plus belles scènes d’enterrement vue au cinéma, solaire, apaisée, vocale et féminine). Avec son suaire de sable accidentel dans la carrière, son employée qui voudrait bien se faire réchauffer (pas de sexualité pour le benêt, promis juré d’orphelin à genoux devant le portrait de ses parents), sa salière (dévissée) et son cimetière (mitoyen), avec son plongeon chronométré couplé à des attouchements d’amant au bord de l’eau, en robe légère (Renoir, again), son sinistre gradé aux épaulettes rouges, son avion de moisson en mode La Mort aux trousses (les coopérateurs ne coopèrent pas, ils vont jusqu’à se bagarrer), Mon cher petit village combat délicatement, tranquillement, le défaitisme et l’arrivisme, la famille élargie finalement victorieuse de la force hiérarchique, économique, administrative, sinon autoritaire. 


Et ce film ludique, politique, symphonique se garde bien de choisir son camp (piètre alternative de perdants), renvoie dos à dos (ou reins crus brisés) l’étatisme de l’Est et l’égoïsme de l’Ouest, réunis dans une même maladie, diagnostiquée en formule par le toubib : « Les gens sont bourrés de fric. Maison, télé, voiture, il ne leur manque que le cerveau » (rajoutons « ordinateur » pour la mise à jour en 2017). Une (excellente dans sa modestie) comédie de Tchéquie ? Oh oui, et comment, mon (grand) enfant !  

En supplément, un complément de lecture et d’aventures.

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