Accident : Le Cerveau


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Soi Cheang.


Le cerveau, on le sait, crée la réalité à partir de l’œil, des informations que le second transmet, que le premier interprète, de façon plus ou moins correcte. L’essentiel invisible aux yeux, seulement accessible au cœur, comme le prétendait un fameux petit prince de désert imaginaire ? Accident, faux polar et vrai mélodrame méta – un film de et sur le cinéma, donc – tendrait à le faire croire (voir équivaut à croire, paraît-il). Le bien nommé Cerveau s’avère un réalisateur qui s’ignore, puisqu’il dirige une équipe (de tueurs), élabore avec eux des scénarios d’assassinats (sans commettre la moindre faute, affirme avec orgueil la femme du groupe intergénérationnel, probablement amoureuse du mauvais homme), réalise des fictions pour le compte (en banque) d’autrui. Tout ceci rappelle ou renvoie vers le cinéma, le processus de création filmique, de la production en amont à la distribution en public, en passant par le tournage à plusieurs. Cheang semble aussi et ainsi directement adresser un clin d’œil à sa situation de réalisateur flanqué de tout le personnel ou presque de la Milkyway Image de Johnnie To. Avec ses deux scénaristes principaux assortis de la « Creative Team » du producteur, il peint avec ironie et tragédie (on se doute très vite que cet homme déjà mort à l’intérieur va mourir pour de bon à la fin de son calvaire, ah, cette croix sur le mur de sa planque du dessous) un portrait de damné condamné à organiser des accidents maquillant des exécutions, alors qu’il porte le deuil inguérissable de sa femme, elle-même victime d’un crash à la Cronenberg à l’ouverture (relique sacrée de la montre cassée courtoisement abandonnée par les cambrioleurs du coffre rempli de sales billets).


Homme des foules asocial, professionnel et obsessionnel à l’instar du killer de John Woo, Ho Kwok-fai (son nom pour l’administration) va perdre la tête, va verser dans la paranoïa, va se croire trahi par ses comparses (pas d’amitié, ici, à peine une poignée d’affects envers l’Oncle âgé). Son cerveau va à vau-l’eau et son équipage fait naufrage, bien aidé par sa vision déformée. Incapable de lire le réel (il porte des lunettes, trivialité significative, voire cruellement humoristique) dans la bonne lumière, d’associer les sons et les images afin de faire sens, l’homme sans avenir, sexualité, joie, s’enfonce dans une spirale (un vertige hitchcockien) le menant au final à se faire trucider à l’arme blanche, rougie, dans un couloir d’immeuble par celui qu’il soupçonnait d’avoir tout monté (manipulation et montage). Notre cinéaste ose même une dimension poétique et cosmique lors d’une éclipse de soleil permettant à l’aveugle volontaire, suprême pied de nez, d’y voir enfin clair, un peu tard, pas assez vite pour annuler sa mise en scène de reflets aveuglants (pare-brise et caméra de surveillance urbaine), pour sauver la compagne de son supposé ennemi, accessoirement fille de son logeur. Pas de seconde chance, pas de rédemption scopique : le veuf perd une deuxième fois, dans les mêmes spectaculaires conditions (beauté obscène des accidents routiers), une femme qui ne lui appartient pas, châtiment de voyeur, de démiurge funèbre, de marionnettiste pris au piège de sa propre mécanique enrayée par des ballons à la Fritz Lang (autre théoricien du regard) et la maladie d’Alzheimer (vertus de l’oubli quand on ne peut que se souvenir).



Ce drame de la solitude, de la vieillesse, des amours impossibles à dire, à vivre, se déroule à Hong Kong et la ville, présente dans tant de films, semble filmée pour la première fois, lavée des clichés stylisés. Cheang, natif de Macao, la saisit au quotidien, dans un réalisme d’étrangeté, d’exiguïté (grand angle de l’atelier, de l’appartement) locale proverbiale. Le tramway, son installation électrique, causera une immolation en fauteuil roulant (écho du handicapé enflammé au ralenti chez Michael Mann pour Le Sixième Sens) sous une pluie de séquence d’anthologie ne devant rien à celle de Gene Kelly (le cerf-volant utilisé n’appartient pas non plus à Kitano). Une banderole arrachée par un conducteur en colère provoquera la chute de vitres très coupantes (rime à la verticale avec la glace horizontale de la décollation de La Malédiction de Richard Donner, autre parangon de paranoïa, cette fois satanique). La destruction de l’équipe remémore son reflet dans Mission impossible et l’accident final, avec son jeu d’éblouissements, d’épiphanies purement cinématographiques, relit la coda de Femme fatale. Lorsque le Cerveau, terré dans sa tanière d’expert, les pièces du dessus dessinées en rouge au plafond, schéma génial de représentation sonore, de spatialisation de l’espionnage, écoute et note les mots de l’assureur bientôt peu rassuré, il agit à l’instar de Gene Hackman dans la Conversation secrète de Coppola, il s’immerge dans un dispositif propice à tous les détournements, à toutes les indécences (dans le casque ôté puis remis, les ébats du couple au lit d’agonie).



De faux hasards en vraies violences (comment tuer avec une implacable inventivité), de stratégies en nostalgie, de suppressions insoupçonnables en suicides douteux, le film s’avère une poignante moralité sur les apparences trompées, sur les femmes impossibles à ressusciter, sur le cinéma comme royaume de l’intériorité autant que de l’au-delà. Frère autiste et asiatique de l’étasunien Ethan Hunt (duo d’accros à la « théorie du complot », et pour cause), qui résolvait son œdipe phénoménologique sur le cadran d’un blockbuster outrageusement réflexif, train des Lumière compris, Ho Kwok-fai défaille puis paie au prix de sa vie son dévoilement, sa volonté, in fine, d’agir directement, de corriger le final cut mis en abyme. Il n’y parvient pas, évidemment, tant chacun d’entre nous, des deux côtés de l’écran (large), doit rencontrer son fondu au noir attitré, mais son odyssée vagabonde et immobile – la cité fonctionne itou en piège – ne manque ni de beauté, ni de grâce, ni de suspense, ni d’harmonie, même avec des airs de chaos. Accident, grand petit film présenté à la Mostra (montrer, en effet, comprendre ce que l’on perçoit) de Venise et au TIFF de Toronto, baigné par un thème élégiaque de Xavier Jamaux, brille également par sa distribution, et l’on se doit de citer volontiers Louis Koo, à l’occasion déconnecté, Michelle Ye (femme fatale en Mercedes et en dernier lieu pour elle-même), Lam Suet (obèse à l’aise dans sa délicatesse), Stanley Fung (mégot, médicaments, deus ex machina d’hôpital), Richie Ren (agent assuré contre tout sauf la perte insensée de sa bien-aimée).


Dans les ultimes secondes de ce poème pour notre temps déployé dans la plénitude de ses quatre-vingt-trois minutes riches et précises, où chaque plan fait sens, fait du mal et du bien, impacte la rétine et l’âme du spectateur, le Cerveau regarde par une cloison ajourée, aux motifs circulaires en série, s’abreuve une dernière fois à la lumière solaire du jour, avant que les ténèbres ne viennent le ravir, débrancher définitivement la chaîne stéréo sur laquelle il écoute en fond sonore fantomatique le CD d’une chanteuse (sa sirène décédée à lui ?). La femme évanouie lui apparaît enfin, à nouveau, l’enlaçant comme précédemment lors d’une hallucination discrète et domestique. Chez Cocteau, spécialement dans Orphée, Maria Casarès, Mort amoureuse, fiévreuse et glacée, doit se sacrifier, accepter de mourir afin de rendre immortel Jean Marais. Dans Accident, le spectre chéri surgi dans l’écoulement du sang, dans la fuite de la vie, dans le défilement des images magistrales, pour emporter avec elle celui qui n’appartenait plus au monde des vivants, ou à peine, le temps d’un accident guère accidentel. Ce happy end en forme de crève-cœur paraphe une œuvre collective et personnelle, adulte et racée, constamment jubilatoire et profondément émouvante.
   

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