Le Hérisson : Calligraphie d’Anouk Grinberg
Passage, pastel, plurielle.
Vu/entendu hier soir en replay accéléré le visage et la voix
d’Anouk Grinberg dans un épisode du Sang de la vigne (on y croisa aussi
autrefois Laure Marsac, cf. naguère son énamouré portrait). Immédiatement intenses et
tragiques, les traits de la comédienne-actrice possèdent une capacité
d’attraction singulière, excèdent allègrement, sinon dangereusement, la
fiction inoffensive qui leur sert de cadre (régional et supposé policier). Dieu
(ou Yahvé) merci, Mademoiselle Grinberg sait sourire et rire (raconter des
blagues), à l’écran et au-delà. Mais d’elle, de son corps de femme en train de
jouer, pourtant nimbé d’une aura d’enfance,
émane une sidérante énergie noire avérée. Comme une tasse de porcelaine sur le
point de se briser, comme une poupée coupant elle-même ses fils fragiles.
Précisons : derrière l’inaccessible drame plus ou moins intime, au creux
de cette fêlure constitutive se déploient également une lumière et une
puissance qui n’appartiennent qu’à elle, qui l’équilibrent, qui peuvent la transformer
en tempête. Ni victime ni mutine, Anouk Grinberg traverse des narrations
souvent inférieures à l’étendue entrevue de son talent avec une discrète
distance, une violence d’autant plus captivante qu’elle paraît s’exercer en
priorité sur sa source, qu’elle raconte un mystère irréductible aux années fertiles
(trilogie apocryphe à deux), apparemment soldées par une séparation blessée,
avec Bertrand Blier (comme tout le petit monde de la cinéphilie, on la suivit, sensuelle
et désespérée, de loin ou de près, dans Merci la vie, Un, deux, trois, soleil, Mon
homme). Une fois la panoplie professionnelle déposée, une fois le
masque de sa persona retiré, une fois
retirée dans son intériorité, Anouk dessine (voire brode) en silence et ses
dessins remplis de radicale obscurité feraient passer, sans peine, ceux de Tim
Burton et de David Lynch pour des rimes colorées aux œuvres sereines,
volontiers irréelles, de Norman Rockwell.
Dans un entretien accordé à une revue
d’art, elle en parle remarquablement, elle trace avec lucidité, pudeur, une
sorte d’autoportrait par ricochet (le lire, impérativement, via le lien infra vers son site officiel en
galerie virtuelle), de cartographie interne, fantastiquement réaliste,
d’autrui, tous les mille anonymes qu’elle croise dans la rue, dans les
coulisses, dans sa vie. Pourquoi une voix et un visage retiennent-ils
l’attention tardive ? Pourquoi cette femme à cet instant, elle et pas une
autre ? Quels liens élémentaires nous relient les uns aux autres, nous
renvoient à nous-mêmes, à notre solitude fondamentale, parfois
fraternelle ? Laissons les questions sans réponse rassurante, continuons
un peu à écrire pour interroger des subjectivités d’altérité rétives, elle le
souligne, à toute forme de (monstrueuse) normalité. Son parcours exigeant,
peut-être exemplaire, presque confidentiel, alterne entre scène (Botho Strauss
par Patrice Chéreau, Marivaux selon Didier Bezace, en compagnie, déjà, de Pierre
Arditi, une intrigante incarnation de Molly Bloom, la mountain flower, yes, de
James Joyce, jadis brillamment chantée/dansée par Kate Bush + du Feydeau, un
Eustache, la correspondance de Rosa Luxembourg) et cinéma (Alain Tanner,
Olivier Assayas, Philippe Garrel puis Jacques Audiard, Gabriele Salvatores,
Alexandre Arcady), télévision (sous la direction de Jeanne Labrune, Élisabeth
Rappeneau et Nina Companeez, sans omettre des avatars biographiques de Gisèle
Halimi et Francine Camus) et lectures (publiques) de Kressmann Taylor,
Marguerite Duras, Andersen, Annie Ernaux, Arthur Miller. Avec ses prix multiples,
son statut de chevalier des Arts et Lettres, ses participations à des contes
pour enfants en CD (un salut à Marlène Jobert la pionnière), Anouk Grinberg se
démultiplie, se diffracte afin de mieux se retrouver, se recomposer dans sa
cohérente unité.
Quarante ans (débuts d’adolescente)
irréguliers de cinéma, qui ne la
méritait pas, qui mérite si peu, finalement, pas seulement en France, à force de
brutalité, de stupidité, de cynisme, d’amnésie (savez-vous ce que devient Fanny
Bastien, ce que fait Catherine Mouchet ?) puis des expositions à Paris,
Lille, Tour, Bruxelles (naissance en Belgique), tout cela pour aboutir à la
terre vaine de T.S. Eliot traduite par son père Michel Vinaver, dramaturge
probablement rasé de près, puisque « la perfection au masculin »,
souvenir assez peu proustien ! Et cependant aucune vanité chez elle, aucun
exhibitionnisme carriériste – voici une véritable artiste, rare, précieuse, une
femme juste, modeste, détestant, on la comprend, le pathos, le déballage, un
individu désarmant de dureté généreuse. D’ailleurs, elle ne se prend ni pour
une actrice, ni pour un peintre, elle ne définit rien, ni sa nature, ni son
travail. Cela regarde les autres, les admirateurs, les passeurs, les blogueurs
(quelle horreur) et votre serviteur, dans un essai de la calligraphier avec des
mots de neige, de désastre, d’élan provisoirement stoppé, bagnole mal démarrée,
sujette à des ratés, dans le matin glacé de la grisaille existentielle (qu’elle
me pardonne, s’il lui plaît, ma métaphore confessionnelle, disons au nom de la
sincérité). Dans ses personnages, dans ses paysages, dans ses images en Scope
ou sur l’écran réduit, domestique, respirent un grand cœur brisé, une claire
colère, une rage de gamine (de mère) pas sage perçant les armures impures d’adultes déjà
morts dans leurs cris, leur position assise, leur yeux de nuit. Ici, le sang se
crache à l’instar de la poésie et la douceur brûle doucement à l’intérieur de
la peur. Je ne la connais pas, ne la rencontrerai probablement jamais, telle la
première Anouk aimée chez Becker, Franju, Fellini, Demy ou même Lelouch, mais
qu’elle sache (ou pas) aujourd’hui l’émotion réelle, l’intérêt admiratif
qu’elle provoqua en moi, voilà.
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