Le Secret : La Fidélité


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Virginie Wagon.


Malgré son prénom virginal, ou peut-être grâce à lui, Marie veut baiser, être baisée. Elle avoue même à sa maman outrée, vaguement raciste, que la voici ravie d’être « envahie » par un amant américain, ex-chorégraphe noir jouant les parasites amicaux à Paris, empruntant l’identité de son hôte le temps d’un chèque et d’un achat-cadeau. Le colosse gracile occupe de toute sa présence tentante et sombre un séjour très lumineux, les baies vitrées plaquées sur un jardin intérieur aux allures de jungle domestique, peuplée de troncs phalliques. Sur son ventre un chouïa rebondi, un chat « de cinéma », dressé, donc ; entre ses bras, parfois, une autre Black, voisine avide aussi indépendante que lui. Pieds nus, Bill mène la danse du désir, un sourire de chasseur tendre sur son visage sans âge. Il ne demande rien à Marie, sinon d’ôter sa culotte blanche en accord définitif de l’étreinte offerte, suggérée, dos tourné (plus tard, l’héroïne portera des sous-vêtements rouges irritant fortement son mari trahi, symbolisme dualiste de lingerie chipé à Psychose). Il ne lui propose pas grand-chose non plus, et certainement pas un deuxième gosse, Dieu merci, une promotion professionnelle due à son zèle – il ne veut pas neither de son numéro de cellulaire, ma chère. Ici, pas de beurre en branche, posé sur les hanches, étalé à proximité du parisien métro pour la (fausse, ouf) sodo de Maria Schneider par Brando selon l’arty Bertolucci, mais, comme on dit outre-Atlantique, du « sexe anal » (quoique, possibilité d’une levrette, affirmerait le Cronenberg de Crash) sous la douche, un brin farouche, ponctué de rires et de soupirs. La dimension « interraciale » de l’adultère, hérésie républicaine et niche du X étasunien, Virginie Wagon l’expédie très vite, Marie et Bill s’en amusent au lit, papotant à propos de « sexe épicé de fauve », de « sentir » à l’instar d’une « femme noire », de posséder un sexe « au goût de lait de bébé ».

Bien que Philip Glass fasse une apparition remarquée à l’opéra sur fond de guerres civiles, de bataille conjugale, le fantôme de Candyman se tient bien sage derrière son miroir maudit, tandis que le scandale racial, sexuel et générationnel saisi par Fassbinder en Allemagne forcément blafarde demeure en filigrane effacé : tous les autres ne s’appellent pas William, et l’étalon de talent se verra remercié par un verre de whisky levé, un adieu pragmatique en guise de confession utilitariste. Que cherchait Marie, « la dame des encyclopédies », ancien agent d’assurances, fumeuse capable de refourguer une série devinée coûteuse à une petite vieille flanquée de sa petite-fille, en jouant sur la transmission et la religion ? Que fuyait-elle durant ces instants d’orgasme, de jambes écartées, d’oblitération de sa maternité passée, future ? Que vient-elle réparer au terme de « l’aventure », lors d’une fête de mariage nocturne avec Chuck Berry et la surf music de Tarantino sur la BO ? Elle et lui se retrouvent dans une piscine occupée par des invités habillés, ils s’embrassent à s’étouffer, Marie sort la tête hors de l’eau, étonnée, inquiétée, qui sait, par l’élan du perdant se bourrant gentiment. Depuis La Féline, on devine que cet espace aquatique encadre les profondeurs matricielles, délimite le puits sans fond de la psyché féminine agitée de courants blessants, royaume de sirènes obscènes et suprêmes au-delà de la compréhension masculine, se fichant de tout foutre en l’air, libres d’aimer, de continuer à aimer en aimant autrui, en quête de leur nature obscure et aveuglante, amorale et fatale. Sphinge fine et chic, Marie attend d’interminables secondes quand Paul, son marmot qui mord ses camarades à la crèche, enjambe un muret sur un toit, à deux doigts de basculer en bas, de résoudre la situation problématique – puis elle se lève, court, le récupère et le serre frénétiquement, en répétant son prénom.



Le Secret s’avère d’ailleurs un film sur la répétition, son emprise, son refus, les ruses pour la contourner, les compromis pour la supporter. Bill ne voulait pas se répéter à New York, d’où son exil ; Marie, dans la capitale, étouffe sous la routine et l’avenir tracé à deux, à trois ou quatre. Dans un parc édénique, le serpent du doute, de l’émancipation, du vide au sein de la perfection apparente, s’insinue dans les esprits et il faudra davantage qu’une « partie de jambes en l’air » tandis que le gosse materait une VHS de Babar au ski pour écraser la douce destruction rampante. Même un glaucome maternel, « principe de réalité » médical, banal, lacrymal, en effet, ne permettra pas « d’y voir plus clair » au cœur du mystère de Marie, trentenaire trop gâtée par un intolérable bonheur, aventurière existentielle et sexuelle renvoyée à sa sentimentale impasse, à boire la tasse (ou le calice jusqu’à la lie) en purgation baptismale de sa passagère « folie », nageuse tout sauf fiévreuse, prisonnière d’elle-même, de cette étrangère sans merci lovée dans les replis de son utérus. Le secret du titre, davantage que de souligner le silence de l’infidélité, la volonté de ne rien dire d’une histoire qui ne lui appartiendrait plus, perdue dans la parole insupportable et partagée, désigne l’énigme de l’instinct, de la pulsion, du fantasme réalisé, de la joie égoïste et candide à saccager, à humilier, à exercer une cruauté assumée (scène de séparation au téléphone et en voiture, après l’ultime coucherie avec regard vers François). Kubrick, au bord de l’abîme, explora le « continent noir » de la sexualité féminine cartographié par Freud, Eyes Wide Shut en errance subjective au pays des merveilles et des horreurs de la chair impossible à saisir, à dresser, à conquérir « corps et âme ».

Celle que tu croyais connaître, tu lui découvres désormais un visage méconnaissable, haïssable, impitoyable se dit le second Bill en écho à son avatar dépressif adepte de squash. Oui, le grotesque glacé de l’accouplement ouvre sur le vertige de l’inconnu(e), sa frontal nudity naturelle, espiègle, livide, ludique, paraît une surface plane sur laquelle projeter les envies, les conventions, les revendications, chacune glissant à dessein, tout son corps tel un masque abandonné sur un lit, preuve implacable et cependant pure panoplie. On ne juge pas Marie, on compatit avec François, on badine avec Bill. Le trio de vaudeville dessine un singulier portrait de femme en rime avec celui de Christine Pascal (de Karin Viard) dans Adultère, mode d’emploi (1995). Tout ceci relève incontestablement d’une mystique amoureuse poussiéreuse, d’une psychologie franco-française empesée issue du dix-neuvième siècle, voire du dix-septième (Madame de La Fayette et sa Princesse de Clèves auparavant relue par Żuławski via sa fidélité antinomique à lui), ridicules ou risibles après la SF des accidents érotiques de Ballard bandant à la « place du mort » dans le carrosse doré (retour à la « douche » particulière des backrooms), contusionné, éjaculé du Canadien taquin. Premier puis unique long métrage de la réalisatrice prometteuse passée à la TV, porté par un réalisme au rasoir, des dialogues très-trop écrits, une constante retenue d’observatrice à distance, Le Secret séduit, déçoit, s’éternise, se réveille, se suit sans déplaisir ni passion, œuvre bicéphale (Érick Zonca à la « collaboration artistique », explicite le générique mutique) assez désincarnée (suçons accessoires), autarcique (l’univers alentour n’existe simplement pas), plombée par un thème rassis, ressassé, bourgeois (l’amour, encore et toujours, jusqu’à la nausée, jusqu’à en dégueuler), rédimée par l’irrésistible Tony Todd, la rigoureuse Anne Coesens (Binoche belge ou presque), le sympathique « sonné » (dans son affectueuse et confiante médiocrité) Michel Bompoil. En 2000, Virginie Wagon ne dérailla jamais, bien droite sur le chemin d’un certain cinéma français, entiché d’origines du monde « en vase clos » et de « dommages collatéraux » conjugaux. Qui pour vraiment s’y intéresser, dix-sept ans (autant dire un siècle) après ?        

                                       

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