Les Femmes d’à côté


Cachez à Cannes ce sein « malsain » que nous désirons voir.


Gérard Depardieu, acteur indiscutable un peu vite reconverti en amuseur russe, s’émut récemment de la présence à Cannes de Rocco Siffredi, sympathique/nauséeux « étalon » italien capable de (plutôt bien) jouer sans jouir chez Catherine Breillat, de repasser (une chemise) tôt le matin pour Catherine Ceylac et surtout de « dresser » d’innombrables inconscientes, en leur enfonçant la tête dans la cuvette des toilettes ou en les faisant saigner de la bouche au cours d’une fellation (on se contente de décrire, il existe pire). Tout se perd, ma bonne dame, et même un émule d’Alain Delon (période Jean-Pierre Melville) ou de Silvio Berlusconi (« pistachier » outrancier) peut venir présenter ici un documentaire à sa gloire narcissique, (dé)monter les marches pour Money Monster de Jodie Foster (le sut-elle ? Lui dit-elle ce qu’elle en pensa, en français, langue partagée), au bras de sa charmante épouse maternelle, pour laquelle il vient de décider d’arrêter (one more time) ses épuisantes activités (elle n’en souffrira plus, d’autres non plus, amen). Cela nous ramena un instant en arrière, à « un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », comme le chantait Charles Aznavour, quand les Hots d’or se voyaient décernés « en marge du Festival » et « à son grand dam ». Priés d’aller se rhabiller ailleurs (à Paris) par les organisateurs et les édiles, les nymphettes (l’âge de la Lolita nabokovienne largement dépassé, rassurez-vous) de Private se carapatèrent à bord de leur yacht et délaissèrent donc la plage abandonnée (rendue aux coquillages, aux crustacés, d’une Brigitte à l’autre, Bardot versus Lahaie) aux représentants du cinéma mainstream, du bon goût auteuriste, du « septième art ».

Pourtant, à y regarder de plus près – tare congénitale du X, qui voudrait tout voir, qui ne sait observer –, le spectacle, dans son esprit bon enfant, sa vulgarité assumée, ses montants secrets d’argentiers, ses émois de paparazzi ragaillardis, décalquait jusqu’à un certain point la parade (monstrueusement glamour) de la manifestation officielle, culturelle, BCBG plutôt que BDSM. Fellini dut apprécier ce ballet dérisoire et priapique, pas uniquement pour raisons mammaires : au carrefour de La dolce vita et de Ginger et Fred se déroulait en effet, sur une dizaine d’années, l’auto-promotion mélancolique d’une industrie méprisée, adulée, alors en bonne santé (depuis, le numérique vint modifier la donne, à l’image de l’ensemble cinématographique). Outre la dimension sarcastique, vengeance inoffensive et imitative, en sus d’un opportunisme d’épicier (profiter de l’écho médiatique pour « faire son propre beurre »), il semble qu’une sincérité quasi touchante animait cette population « déplacée », délocalisée, désireuse de se rapprocher, spatialement et symboliquement, d’un milieu peu enclin à l’ouverture, à l’altérité, surtout venue d’en dessous la ceinture. La lettre écarlate du X possède une puissance d’exclusion assez formidable et la « scandaleuse » (agréable et lucide autobiographie) Brigitte s’en rendit vite compte, après une carrière express estampillée tout public (Delon de nouveau). Terry Southern put bien raconter dans Blue Movie le processus de fabrication d’un « porno » hollywoodien, avec stars et budget à l’échelle ; James Ballard, auteur/protagoniste de Crash, croiser la route mortifère de Vaughan, écumeur motorisé hautement titillé par Liz Taylor (Cronenberg, pour son modèle d’adaptation applaudi par Coppola, délaissa ce folklore fétichiste) ; Gaspar Noé rendre littéralement malades quelques spectateurs secoués par le plan-séquence de douze minutes de son radieux Irréversible (pénis pixélisé de Jo Prestia, courage généreux de la Bellucci) – les frontières demeurent, obstacles étanches ou « plafonds de verre » incassables.

Non, ma fille, tu n’iras pas baiser, pour espérer ensuite gravir un jour l’escalier mythique. Il n’existe pas de second acte dans la vie d’un Américain, affirmait Fitzgerald cité par Eastwood en exergue de son beau Bird. Au cinéma non plus, la seconde chance se limitant, disons, à la sexologie radiophonique (toujours Brigitte). Il faut s’appeler Jean-Claude Brisseau (indépendance, soufre et procès) pour oser reconnaître, dans les Cahiers du cinéma, s’il vous plaît, que l’on  exerce le même métier que John B. Root (ah, l’humour méta des « pornocrates », comme les conspuait François Chalais), lui-même sans merci vis-à-vis de certains errements de son « univers ». On put croire, dans le sillage de la supposée New French Extremity, que le cinéma allait muter, se confronter enfin à « l’origine du monde », le sien et par conséquent le nôtre. « Que nenni », tant mieux ou tant pis, il se borne à la mimesis, hésite à franchir le pas vers la praxis (Jean Rollin déclarait que le public pornophile se fichait du scénario, du jeu d’actrice, de l’expérimentation, asservi à un désolant impératif de jouissance prédéterminée, utilitaire, prolétaire). Verrons-nous une nuit des films pornographiques dignes d’être vus, remarqués, loués ? Pas à Cannes, en tout cas, alors que d’objectives réussites, rares mais précieuses, émaillent la filmographie étasunienne (Andrew Blake, Gregory Dark, Michael Ninn en trio vintage). Le mépris (pas celui de Godard, parlant de « vision » séminale à propos de lui-même et de… Max Pécas) s’étend également à l’horreur, « genre » aussi peu présent sur la Croisette (en compétition officielle ou non, tandis qu’il se porte bien au Marché du film) que la pilosité sur le « mont de Vénus » d’une « hardeuse » contemporaine (hors des « niches » capillaires en ligne).

Bazin (veto de filmer le sexe ou la mort) et Truffaut (pourfendeur de la qualité bourgeoise bientôt honoré, recouvert de son vivant sous les récompenses magnanimes) critiquèrent avant nous la surface bien peu réfléchissante du Festival, trop ou pas assez artistique, commercial, politique, esthétique, empesé, frivole. Dans l’optique adoptée pour cet article, on peut souligner l’absence aveuglante du corps à Cannes, particulièrement au travers de ses trois expressions majeures liées au sang, au sperme et aux larmes (peu de mélodrames « palmés », mais l’exception confirmant toujours la règle, saluons le superbe La Chambre du fils). Siffredi, réduit à une « bête de foire » en costard, à un spectre souriant, lointain écho des ravages romantiques de la syphilis, paraphe cet évanouissement, ce silence figuratif assourdissant. On objectera les prix suprêmes attribués à Sailor et Lula, Rosetta et surtout La Vie d’Adèle, films a priori physiques, mais ni Lynch, cinéaste sensoriel davantage que sensuel, ni les frères Dardenne, petits propriétaires d’un système revendicatif tournant vite à vide, ni le « tyrannique » Abdellatif Kechiche, géniteur d’une œuvrette risible en soi et en comparaison avec le lesbianisme « militant » ou « divertissant » (les captations de Nica Noelle, allez), ne peuvent faire office de hérauts d’un cinéma du corps. Et quand bien même, ils serviraient d’alibi à un puritanisme foncier, un numerus clausus infligé aux films pas assez coiffés, présentables, propres sur eux (violent, Reservoir Dogs, chouchou de Télérama réservé à une séance de minuit ? Peckinpah, spécialement celui des Chiens de paille, Tim Roth avec l’éprouvant The War Zone ou même Minnelli et son van Gogh à lui, autre histoire d’oreille sectionnée, en rient encore).

Dans un océan d’incertitudes, gageons sans trop présumer qu’Eli Roth ne décrochera jamais le fameux bijou (la faute itou aux tenants du « pré carré », du « terrain de chasse », avec ou sans comte Zaroff, qui défendent leur « secteur » de « presse spécialisée » ou de fanzines avec un zèle de petits thuriféraires, si prompts, là idem et inversement, à mépriser la « populace » ne goûtant guère le gore, qu’ils estiment ingénument lobotomisée par la TV ou les « grands médias »). Il ne s’en inquiète pas et on le comprend. Si les bons points périmés de l’école s’avéraient pardonnables, visant à stimuler l’élève, à l’inciter à se hausser au-dessus de lui-même, de ses résultats, les palmes dorées ne signifient absolument rien, elles répondent à des tractations d’arrière-cuisine ou, presque pire, à un écœurant œcuménisme (un film primé à l’unanimité ou plébiscité indistinctement fait passer sur notre échine un frisson fasciste). Spielberg, l’un des réalisateurs les plus sensibles à « l’horizon d’attente » du public, crut ainsi judicieux de préciser en adoubant la morte Adèle qu’il ne s’agissait pas d’un prix politique, dicté par le contexte surréaliste de la désopilante polémique nationale autour du mariage homosexuel (« pour tous », rebaptisent ses lobbyistes, pas vraiment lecteurs de Wilde, Proust ou Burroughs).

Ultime réminiscence et correction à ce qui précède : en 1975, les festivaliers découvrent dans la section Perspectives du cinéma français un documentaire de Jean-François Davy axé sur Claudine Beccarie, le mal nommé Exhibition. Hâtivement reçue en nouvelle Cosette de la « libération sexuelle », voici le portrait d’une femme attachante, blessée, vaillante, drôle, distillant une autre forme d’absence, caractéristique du « genre » et de ses interprètes-automates. Clivée en témoignages assemblés à la façon d’un monologue et en scènes sexuelles dont l’authenticité reste « douteuse », notamment une célèbre masturbation en clair-obscur, cette double mise à nu (tabou de la politique, cependant) séduit encore aujourd’hui par sa tristesse implicite, son sentiment de solitude, de déréliction profane. Celle qui fit de la figuration chez Alain Corneau, Jean Girault, Philippe Labro, Yves Robert, Paul Vecchiali (Change pas de main) et Andrzej Żuławski (L’important c’est d’aimer) persiste à charmer, à interroger, à émouvoir, à la fois dissociée du X et pour l’éternité cinéphile sa cristallisation complexe. Le pont entre les territoires se verra vite coupé (au montage), l’imagerie explicite de l’époque victime d’une imposition prohibitive, de l’avènement de la vidéo, de l’invasion US (air connu) et, phénomène collatéral, du repli du Festival sur lui-même, son quant-à-soi distingué. En 2017, à l’heure des communautarismes, des tribalismes et de l’éducation sexuelle via Internet, peut-être faut-il songer à rouvrir cette parenthèse désenchantée, cette belle et banale blessure, à Cannes et pas seulement là-bas.

   

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