Le Trésor : Le Trou


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Corneliu Porumboiu.


François Truffaut, à propos des romans (poignants) de William Irish, parlait de « série blême » et non plus noire ; on pourrait ainsi qualifier Le Trésor de « comédie grise » car nul, assurément, ne s’esclaffera devant cette co-production franco-roumaine (ou l’inverse) – Sylvie Pialat personnifie Les Films du Worso et… Julie Gayet sa société Rouge International – baignée dans une grisaille propre aux pays de l’Est, comprendre, à leur représentation audiovisuelle majoritaire. Oui, cela ne rigole guère du côté sinistré de Bucarest et des environs, la (trop) célèbre crise sévit là-bas (et surtout) aussi. Quoi de mieux, dès lors, pour conjurer le sort économique, qu’une chasse au trésor entre adultes d’abord réticents puis finalement partants (littéralement, deux heures de bagnole), endurants, fervents ? Le costaud (et grand, un mètre quatre-vingt-onze) Costi, lecteur à son jeune fils (accessoirement frappé par un camarade d’école) des aventures égalitaires de Robin des Bois le soir, petit comptable anonyme le jour (probable clin d’œil à Kafka), veut croire à la possibilité de cette réalité, offerte sur un plateau de dettes par « le voisin du quatrième », lui-même au bord du gouffre financier, sur le point de perdre son appartement (naguère, il bossait bien dans l’édition publicitaire). Munis d’un détecteur (et d’un opérateur) de métaux à moitié prix (quatre cents euros, quand même), voici nos deux compères à la tâche dans le jardin (de la maison polymorphe) du patriarche, obscur arrière-grand-père qui enterra, qui sait, un magot au pied de son mûrier. La foi déplace les montagnes, dit-on, elle permet avant tout de creuser, à la nuit tombée, à la lueur d’une ampoule passée sur une branche du vénérable végétal, dans l’espoir in fine récompensé de dégoter quelque chose de différent des traces industrielles d’hier (forge, briqueterie) aujourd’hui sédimentées.

Le Trésor se révèle donc un conte de fées pour adultes, une petite parabole à l’humour retenu sur le pouvoir, la quête et la valeur de l’argent dans une Roumanie fantomatique autant que drolatique. La caméra fixe et les plans-séquences se tiennent à distance des personnages, de leur croyance, mais le regard du réalisateur ne se départ pas d’une vraie tendresse, d’une empathie qui éclairera matériellement et symboliquement (enfin du soleil, même voilé !) l’épilogue. La meilleure part de l’opus, signé par un quadragénaire fils d’arbitre et admirateur de Lucian Pintilie (Le Chêne, justement), réside dans sa part d’enfance, dans sa capacité à irriguer le morne quotidien – à la TV, du bla-bla au sujet de l’écologie et de l’emploi, de la mauvaise météo – par un courant souterrain d’aventure, de dépaysement, de courage et de partage (au double sens du mot). S’il s’inspire d’une anecdote (moins heureuse) arrivée au véritable Adrian, s’il exhume, via une métaphore un tantinet scolaire, l’histoire de sa nation en accéléré, strates contradictoires de révolution, libération, boyards, Grecs, communistes, mafieux, Porumboiu ne laisse pas le réalisme totalement régner, il choisit, à un moment donné, au cœur des ténèbres du doute et de la vanité (de l’odyssée domestique), d’accorder à son duo (à la Don Quichotte et Sancho Panza, en mode obsessionnel et dépressif) ce qu’il cherche et, peut-être, redoute de trouver. Le butin dans le terrain ne prend plus la forme de pierres lumineuses ou d’or brillant mais celle d’actions Mercedes datant des années 60 ! L’ouverture du coffret en métal rouillé par un voleur requis au commissariat donne d’ailleurs lieu à la scène la plus ouvertement humoristique et « sociologique » du film.



Le cinéaste, au détour de répliques très écrites et significatives, n’épargne pas ses compatriotes (personne, paraît-il, n’y lit plus de deux livres par an) épris d’épargne. Dès le premier plan, le métrage se place à la place d’un enfant assis sur le siège arrière de la voiture paternelle, le conducteur s’excusant de son retard dû à la circulation. Le gosse regarde à travers la vitre vers un hors-champ hors d’atteinte, éphémère, imaginaire, et la véritable entreprise de Costi peut se lire en tentative volontaire de capter sa perspective, de réintégrer, grâce au hasard, à une proposition douteuse, l’espace intérieur, héroïque, de l’enfant, de réellement l’éblouir par des miroitements plus conformes à l’idée qu’il se fait d’une fortune (cristaux et rubis innocemment réclamés devant les bouts de papiers déterrés). Une grande candeur, doublée d’une solide honnêteté, caractérise ce père taciturne et lesté d’un double crédit, automobile et immobilier. Il ne ment qu’une fois, uniquement pour conforter le point de vue sentimental de son employeur lui prêtant une liaison avec une collègue de travail (il aime sa femme qui l’aime, qui le soutiendra dans sa lubie, hypothèse historique à la clé). Accueillis par une responsable française dans un vaste bureau de verre surplombant la capitale, nos chercheurs d’or, assez peu rapaces en vérité (l’initiateur partagera avec sa maman et son frérot), davantage émules de Stevenson que de Marx, deviennent illico millionnaires. Costi, dans une bijouterie, troque son fric fraîchement acquis contre une cargaison de colliers (+ un café naturellement offert). Au jardin d’enfants, tout près du toboggan, les marmots s’émerveillent et emportent les breloques hors de prix, l’un d’eux réclamant sa portion déjà dérobée par un autre (en Roumanie itou, le capitalisme « sauvage », presque inné, « n’attend pas le nombre des années »).

Primé à Cannes en 2015, Le Trésor rebutera certes certains spectateurs par son maigre argument, son déroulement linéaire, sa réalisation au statisme frisant le formalisme (maniaquerie reconnue avec le sourire par l’auteur) ; il pourra également ennuyer, malgré sa brièveté (cent trente minutes au premier montage), dans son refus de toute dramatisation à l’américaine (moult exemples disponibles et réflexifs, l’industrie US adorant se refléter dans des histoires où la money devient un sujet méta, mise en abyme sur fond de frime, de préférence au casino) ou son absence de vitalité à l’européenne (la comédie estampillée italienne, allez). Cependant, comme chez Bresson (ou Becker et ses prisonniers foreurs), la neutralité artificielle (ou culturelle ?) du jeu (celui des acteurs non professionnels, celui de la diégèse faussement déceptive), l’aplatissement un brin auteuriste du récit, finissent par permettre l’éclosion d’un ton et d’une émotion singuliers dans leur familiarité diffractée. Le film de Corneliu Porumboiu ne se borne pas à cartographier une contrée anémiée, au confort étriqué (téléviseur à écran plat, PC portable, détecteur numérique ou son ancêtre émettant d’irritants bips issus de la SF étasunienne des années 50), à l’idéalisme (« culte de l’enfant » évident) et au pragmatisme (rétention et reversement de seulement trente pour cent étatiques, en vertu de la nature « patrimoniale » de l’objet repêché) tragi-comiques. Il souligne l’importance du rêve, du romanesque, du projet concret dans la vie d’hommes et de femmes dont la nationalité, la langue ni la situation ne font jamais écran avec celles du cinéphile, qui se reconnaîtra sans peine en eux, qui comprendra leurs élans, leurs renoncements, leurs victoires dérisoires et précieuses.


Le Scope et l’hymne tautologique Life is Life, ici repris par les implacables membres de Laibach (et précédé par une floraison sucrée, ironique, de cordes à faire se pâmer Erich Wolfgang Korgngold flanqué de Michael Curtiz), finissent de donner à la fable aimable sa respiration, son horizon, la noblesse (éducative) d’une promesse (incertaine). Croire à l’altérité (d’un destin, d’un chemin), à la solidarité (chacun manie la pelle, contrairement à la fameuse maxime de Leone dans Le Bon, la Brute et le Truand), à la fierté enfantine (voir son père tel un bel aventurier), tout ceci se porte facilement au crédit de l’œuvre et constitue à la fois son cœur sans peur, en dépit de la paranoïa prégnante, et son avéré trésor, pactole modeste, sincère, à (re)distribuer aux (vrais) amoureux internationaux du cinéma, de la politique, de la lucidité, de l’intériorité. Tant pis pour l’arbre tombé à découper, pour les corneilles planquées sous le toit, à abattre au fusil, recommande le vieil avatar du sourcier un peu rancunier, parti, admettons, en dénonçant les héritiers désargentés (la demeure dédoublée en mauvais état récupérée après les métamorphoses du siècle et le changement de régime) : le protagoniste, director qui s’ignore, réalise sous nos yeux sa propre fiction, il la fait advenir, il s’en sort (en solitaire) à la fin, à l’instar d’un Capra privé d’hiver suicidaire et de pardon-célébration œcuménique (La vie est belle). Le Trésor, film de cinéma, d’un certain cinéma, rend par conséquent hommage à un art vivant et important (insultant et attristant), à une démarche souvent difficile à financer (support de l’Europe dans ce cas, avec le fonds Eurimages), pourtant vitale pour celui qui l’entame et celui qui la reçoit plus tard selon son résultat. En filigrane de la réussite éthique de Costi, tout sauf pitoyable parvenu, il convient de déceler celle de Corneliu, discrète et précise, riche de présence et de présage.      
                                            

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