C’est la vie : Visions et Dérives d’Emmanuelle Riva


Soixante ans d’amour distant.


Elle vient donc d’atteindre le dernier rivage, où tous nous aborderons, vaincue par le Crabe qui se contrefout des César, des Oscars et autres piètres récompenses (pléonasme). D’Emmanuelle Riva, à Hiroshima – que vit-elle de l’horreur américaine, sinon la peau semblée irradiée, si brillante dans le noir et blanc contrasté osé par Resnais, de son amant japonais – ou ailleurs, on vit le visage sage, aux traits réguliers, à la beauté stylée, élégamment datée, d’une femme des années 60. On entendit sa voix précise, précieuse, à la délicieuse préciosité d’une fille enfuie de sa province vosgienne, venue à Paris exercer l’incertaine activité de comédienne (la couture mène à tout, à condition d’en sortir). Elle ne venait pas d’un milieu privilégié, elle possédait, à l’instar de millions de Français, des origines étrangères, ici du côté de l’Italie par son père, et quelque chose de sudiste, disons de viscontien, reposait sur son visage, sur son sourire ou sa tristesse toujours empreints d’une singulière noblesse, même dans le naufrage accompagné de Haneke. Aristocrate naturelle et probablement accessible, dépourvue d’arrogance, à part l’orgueil de refuser, quitte à le regretter après, certaines propositions, elle apparaissait, dans sa jeunesse ou sa vieillesse fêtées, une princesse inquiète parmi un royaume hélas peuplé de déplaisants épiciers. Sur les planches, elle prenait sa revanche, elle respirait, elle rentrait chez elle, au physique foyer (personne ne peut tromper sur une scène, alors que la plupart des acteurs, y compris les meilleurs, ne font quasiment que cela au cinéma, avec la complicité de la caméra). L’intense présence d’Emmanuelle Riva illumine et traverse pourtant, longtemps ou seulement quelques instants, de nombreux films.

La belle et talentueuse passagère fit ainsi escale chez Gillo Pontecorvo, le cinéaste préféré, chacun le sait, de Jacques Rivette (les barbelés d’Allemagne, rien de tel pour maintenir votre taille), dans la sacristie de Belmondo déguisé en curé (quelle idée) par Melville, doux poison de la tentation, dans la bourgeoisie rassie saisie par Franju issu de Mauriac, empoisonneuse (amoureuse) d’un mari de rien (Audrey Toutou ? Connais pas, pauvre fada). Les risques du métier, elle connaissait, avec ou sans Brel en instituteur à tort accusé (contrairement aux zones dites sensibles, la pédophilie existait déjà, on n’en parlait pas tant que ça, voilà). Pour le Sacha d’Arcady ou pour la Juliette de Kieślowski, elle jouait les ancêtres, les mères, voire une grand-mère dans l’ombre douteuse (encore une histoire d’inceste, décidément, avec Bashung en père pervers) d’Aline Issermann. Avant de retrouver Jean-Paul flanqué d’un canidé par Francis Huster, l’idiot de Żuławski reconverti en réalisateur (Béatrice Dalle rigole encore de son spécial Spencer), elle croisa Sandrine Bonnaire et Jacques Dutronc dans un mouroir trop joli, ripoliné par la fossette de la découverte de Pialat, un assez bon entraînement pour le désastre de l’âge en mode autrichien. Au-delà du filigrane (et du prix) durassien, de cette présence-absence qui la caractérisa un chouïa, sous le soleil nucléaire ou dans la France expérimentale, joviale, désenchantée, friquée, apeurée, anémiée de la fin du vingtième siècle, de sa diction et du registre de ses émotions, qui n’appartenaient qu’à sa persona, qui trahissaient avec générosité sa personnalité, il convient de conserver le souvenir d’une actrice souveraine, discrète, sensuelle, humaine (vieillir doublement à l’écran).

Sorte d’anti-Garbo, de bel instrument au vibrato legato entre les objectifs complices, Emmanuelle Riva peut bien s’endormir désormais du grand sommeil au dernier rivage sans pareil – on pensera toujours un peu à elle, devant l’écran ou en lisant des poèmes, son péché mignon, véniel, nécessaire et vital, dont elle sut porter sur elle le plein parfum, puisque son parcours, charnel et spectral, s’apparente, oui, à de la poésie.   

                               

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