Gerontophilia : La Vieille qui marchait dans la mer
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Bruce LaBruce.
À la fin des années 50, quand les
femmes se pâmaient encore devant Rock Hudson et Liberace, et que l’homosexualité
était l’amour qui n’ose pas dire son nom plutôt que celui qui ne sait pas la
fermer, ma vitalité sexuelle était à son paroxysme.
Stephen King, Mister Yummy, Le Bazar des mauvais rêves
Film d’amour et d’humour, drôle,
tendre puis triste, avant que la vie et l’envie ne reviennent au passage
clouté, à proximité du crossing guard âgé, un sourire en regard caméra
en guise de coda, Gerontophilia semble relire, renverser, sinon aseptiser un
célèbre monologue de Frissons : LaBruce, Canadien
connaissant ses sources, bien qu’il évoque plutôt le souvenir d’une amitié au siècle
dernier, délivrera même une brève scène de cauchemar vorace, organique et
dédoublée qui dut plaire à son compatriote Cronenberg (le générique de fin
remercie d’ailleurs Don McKellar et Xavier Dolan). Tourné en dix-sept jours (dixit Pier-Gabriel Lajoie, débutant
excellent) à Montréal, Québec et Niagara Falls, Ontario, avec une Arri Alexa, au
format 2.35, à partir notamment d’un financement participatif, l’opus (plaisante playlist de chansons en BO + jolies notes de piano « à la
Kitano » attribuées au primé Ramachandra Borcar), parsemé de délectables
idiomatismes québécois déclamés en français (« char » pour
« bagnole », par exemple), déploie sa douceur et sa densité durant
soixante-dix-huit minutes légères et rythmées. Bruits buccaux off puis liste d’héroïnes
« révolutionnaires » (quelques tueuses en série, la « voleuse »
Winona Ryder) à pleine bouche, à bout de souffle – Désirée (sensible Katie
Boland) la bien (ou mal) nommée parle même en embrassant Lake, adolescent
athlétique aux faux airs de hockeyeur faisant du skate dans les rues de sa ville tristounette, en route pour plonger
« corps et âme » dans le lac sans fond du désir, de l’identité, du
deuil. À la maison privée de père, le gentil fils range le bordel maternel laissé
par sa fêtarde infantile de génitrice sympathique, accessoirement croqueuse de
mecs et acquéreuse de coquard.
Malgré le prénom de celle-ci – Marie
(amusante Marie-Hélène Thibault), si tu savais ce que le fruit serviable de tes
entrailles va bientôt commettre – et sa croix autour du cou, Lake se défend
d’être un saint, il s’interrogera sur le caractère « malsain » de son
penchant particulier, voire pervers. « Peut-être que quelque chose ne va
pas chez moi » avoue-t-il dans sa voiture immobile à la généreuse
(fauteuil de la fuite) gamine, admiratrice de son audace « radicale »
finalement autant éprise de rassurante normalité, sous le vernis contestataire,
gothico-littéraire, que le pire des conservateurs, des puritains. En attendant,
il dessine dans son carnet à croquis en calbar au plumard sous une photographie
géante en noir et blanc du souriant et si pacifique Gandhi. Quand sa mommy à lui déboule de sa nuit blanche,
visiblement et joyeusement torchée, il se saisit illico du No Logo de la Montréalaise Naomi
Klein, critique des emblèmes du commerce devenue elle-même, souligne avec
raison l’apollon au crayon, ironiquement emblématique. Sans fric pour
s’inscrire à la fac, le voici surveillant de piscine, où un sauvetage de
vieillard suscite une érection drolatique, aperçue par deux fillettes joviales
s’instruisant ainsi gratis du
fonctionnement de l’anatomie génitale masculine (mais nulle pédophilie ici, on
s’en doute, contrairement à la très douteuse association droitiste entre
attirance sexuelle adulte pour les enfants et homosexualité). La pudique toilette
estivale d’un résident rebelle de maison de retraite – Coup de Cœur, pourtant pas
celui de Coppola – clarifiera encore les obscurs objets de sa libido, avec ralentis oniriques à
contre-jour/en contre-plongée (belle lumière de Nicolas Canniccioni, responsable
itou de l’éclairage des ratés Démons), musique en apesanteur et
fondu au blanc de l’orgasme onaniste en sus.
Une autre scène avec le même montrera
un « passage à l’acte » à deux, vieux mutique et voyeur titillé par
un magazine « spécialisé », jeune sous l’influence euphorisante d’un cocktail de petites pilules
multicolores. Amant et médicaments ou alors libraire sexagénaire énamouré de
Désirée, par ailleurs amateur de plumes féministes (il rechigne à les prêter
mais invite son employée à les consulter chez lui). Devant M. Peadoby endormi,
modèle à la nudité dévoilée, Lake se tape une petite branlette distrayante
davantage qu’abjecte. Le sujet aux allures de gisant excite l’aide-soignant
pratiquant la charité au quotidien. Sur les pages blanches s’étalent des
portraits à la Berni Wrigthson dus à Daniel Barkley. Derrière le pare-brise de
sa voiture au capot dévoré par des flammes customisées, extériorisation de
hasard du feu intérieur, les deux hommes s’embrassent sincèrement, ce baiser
hélas surpris par un membre de l’établissement, vomisseur de vioques et dealer à ses « heures perdues ».
Melvyn, médicalement assommé, sanglé sur son lit médicalisé, paraît une rime
immobile à la dégringolade dans l’escalier domestique de Marie écœurée,
suspendue à un porte-clés. Naguère, il se maria, « une forme
d’amour » avec une femme, « unique choix possible » durant la
décennie 70, contribua à mettre au monde un enfant très distant, assistant
cependant à la cérémonie religieuse et neigeuse du défunt (si sa mère
l’épousait, Lake vivrait bien le fait de devenir légalement le petit-fils de
Peabody, généalogie certes hérétique pour les opposants au franco-français
« mariage pour tous » ; Désirée en profite pour lui offrir une
bague aux brillants formant SAINT, clin d’œil ironique et mélancolique cadeau
d’adieu).
« Tu te bas contre la
nature » mais « Ce que tu es signifie qu’on ne peut pas être
ensemble », « Je ne sais pas ce que je suis » en réplique de
non-herméneutique. Ni porte-parole pro
domo, prêcheur homo, ni croisé d’une beauté différenciée, esthète à tout
prix du territoire décati, Lake se cherche, se découvre, grandit et vieillit,
son itinéraire sexuel, sentimental et existentiel en accéléré rappelant celui
de Seth Brundle dans La Mouche (décidément). Il ne meurt
pas, pas cette fois, il ne peut que constater, bouleversé, la disparition
silencieuse et tranquille de son amour indicible, par-delà les normes, les
tabous, les préjugés, les dégoûts, y compris au sein de la « communauté
homosexuelle », aussi atteinte en ce domaine de conformisme et de jeunisme
que la majorité (provisoire) hétéro. Le trépas survient après la récitation
d’un poème (du charismatique Walter Borden himself
?) en miroir peuplé d’un arbre dégarni et d’un crépuscule inexorable. L’aveu
d’amour épouse la surprise de la mort dans un lit d’agonie auparavant réchauffé
par une étreinte « interraciale » virginale (oxymoron figuratif,
« immaculée » pouvant évidemment accompagner « enculés »). Gerontophilia,
film élégant et gracieux, s’autorise une discrète trivialité, tel ce
préservatif usagé retrouvé au réveil. Road
movie inabouti, acceptable définition
de n’importe quelle vie, peu importe son « orientation sexuelle », sa
couleur de peau, à défaut de faire revoir le Pacifique au senior (motif kitanoesque), il cartographie le no man’s land (sans jeu de mots) de la vieillesse, repoussoir d’une
certaine jeunesse (au faux petit-fils, la caissière se félicite du placement de
son propre grand-père supposé insupportable) et clientèle à gérer, à
infantiliser, à contrôler via la
pharmacopée. Une infirmière, néanmoins, détournera les yeux, littéralement,
lors de l’évasion, « sainte » laïque.
Moins flamboyant que Sirk, moins
marxiste que Fassbinder, moins œcuménique qu’Almodóvar, LaBruce se retient
d’aborder au rivage transgenre du mélodrame, ne milite pas, ne
« choque » plus. Nous voilà loin des pendaisons-bandaisons de
Burroughs dévorées (ou indigestes) dans Le Festin nu, des fist-fuckings (subliminaux, issues de
l’esprit du spectateur) de Cruising, fantasmes, faits, imagerie
et univers explorés précédemment par le réalisateur dans la double
« niche » du X classé gay
à tendance underground (pas une
maladie en soi, quoique). Vacciné contre l’idéalisation (jalousie du gâteau
d’anniversaire improvisé renversé sur la poitrine du rival nocturne) et la
normalisation (la relation prend la route, la tangente, manière de se prémunir
envers les récriminations, les interrogations, quitte à endosser des
dissimulations), le scénario co-écrit avec le romancier homosexuel (dit-il) Daniel
Allen Cox permet de portraiturer des individus attachants, pas des slogans, de suivre un trajet, pas
d’assister à un sermon, à une démonstration, d’approcher le mystère d’un élan,
d’une passion (guère ou suprêmement catholique), largement irréductible au
genre, à la psychologie, à l’idéologie. Avec sa patine seventies (vrai décor désaffecté d’une structure chinoise, usage
d’objectifs Zeiss d’époque, avènement de la pornographie mainstream), Gerontophilia se démarque aisément
de Harold
et Maude, comédie noire datée aux prétentions sociologiques et
symboliques, ou de Vol au-dessus d’un nid de coucou, allégorie scolaire sur la
liberté individuelle face au collectif coercitif. Bruce LaBruce, pas réellement
« rentré dans le rang » (de la production courante, du prêt-à-penser
imagé), signe une réussite ludique et politique, un conte d’hiver à la Rohmer
ou Capra sur la subjectivité, la fragilité, l’impermanence des êtres et des
sentiments, qui rend naturel le marginal (entreprise réflexive d’une œuvre plus
« accessible » que le reste de la filmographie) par audace, modestie,
sérénité associée à une séduisante distribution.
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