Le Journal d’un photographe de mariage : L’Homme à la caméra
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Nadav
Lapid.
Le mariage, le cinéma, la société
israélienne ? Oui, sans doute, certainement, mais pas seulement et bien
heureusement. Présenté à Cannes l’an dernier, projeté à Paris dans une salle
unique, le dernier film de l’auteur du Policier, vanté ici, ne se limite pas
à un traité filmé sur l’amour ou le désamour, à une réflexion méta sur le
statut et le pouvoir de l’image, à une cartographie réduite, emblématique,
d’une part de la jeunesse urbaine, glamour
et supposée argentée d’Israël aujourd’hui, bien qu’il se nourrisse aussi de
tout ceci, qu’il se prête à ces trois interprétations principales, d’ailleurs
faites par les rares commentateurs numériques du moyen métrage. Par sa durée,
par son sujet, par sa forme, Le Journal d’un photographe de mariage
se distingue aisément du tout-venant, peut captiver ou irriter, désarçonner
aussitôt un public, une critique, majoritairement peu habitués à cela, à cette
subjectivité sensuelle, désillusionnée, qui à la fois suscite son attention et
l’oriente cependant exactement à l’endroit où le cinéaste veut nous conduire, à
savoir une chambre en ville (pas celle de Jacques Demy, quoique) de nuit, de
fatigue, de sexe et de « révélation finale » déjà devinée
(indubitablement ?) au détour d’un dialogue. Une femme apparemment morte
et une autre allongée sur un lit en excitant gisant, proie facile et complice
au retour du vidéaste-mari ; entre les deux, un enfant assis, auditeur compréhensif,
intelligent, du monologue du papa le chargeant de lui préparer deux cartes
mémoire : le film se place sous le signe de la dualité, du souvenir, du
temps recréé par l’esprit, par la caméra, d’un double montage physique et
psychique, c’est-à-dire purement cinématographique.
Le Policier, à un moment surprenant, se cassait
en deux, se coupait telle l’illustration concrète et diégétique de la
schizophrénie locale. Une semblable césure apparaît en écho, mais sous l’aspect
d’un glissement, d’une disparition et d’un surgissement à l’intérieur du plan.
Depuis la dune, le premier couple divisé, déchiré, merci encore au caméraman un
peu trop proche de son modèle (pas vraiment bressonien, privé de curé à la
campagne), à la future mariée capable d’en aimer un autre de la même manière
interchangeable, s’enfuit vers la droite du cadre. Puis un second couple fait
son apparition, escaladant à deux la colline de sable aux allures de désert
(gris, pas rouge) antonionien-américain (celui, donc, de Zabriskie).
L’opérateur fait le lien, accomplit la collure du destin gai ou triste,
drolatique ou tragique, d’un quatuor
en train de douter, de se maltraiter (« Brise-moi ! » réclame la
deuxième femme blonde en robe blanche, comme si ce SM de la blessure volontaire
pouvait parvenir à détruire par avance, par anticipation, la prison, et la
pression, des conventions du mariage religieux), de se séparer. L’ironie se
tresse à la poésie, car la langue brille par son pouvoir évocateur, par son
ampleur au diapason et à l’unisson du décor majeur d’un bord de plage surplombé
par un aqueduc en ruine. Le soleil et la mer instaurent une densité, une
éternité qui n’appartiennent qu’à eux, devant laquelle les pantins du sentiment
font un petit tour (de danse, sur un classique des années 80, le sentimental Take
on Me de A-ha) puis s’en vont, embaumés dans le cercueil malléable de
la vidéo numérique, joli mensonge trop révélateur à se remémorer ensemble dans
un futur impossible à atteindre.
On trouve dans Le Journal d’un photographe
de
mariage des échos dilués de Méditerranée (Jean-Daniel Pollet,
1963) ou de Pierrot le Fou (1965), le
final du film de Godard en probable matrice de celui de Lapid. Tout prend une
autre dimension face à l’eau, à son mouvement, à son silence érotique et
indifférent, peu importe si toutes les vagues se ressemblent et si chacun les
vit auparavant, comme le précise l’homme à la caméra (pas dans la Russie de
Vertov, certes). La dentelle d’une robe virginale devient une seconde peau à
caresser, à quasiment supplier aux pieds de la dulcinée, dirigé par le type
derrière l’objectif mettant en scène le spectacle du bonheur fragile,
insupportable, le spectacle de la vie d’autrui et la sienne propre. Lapid
utilise un dos nu féminin en transition, en élément de liaison entre les
époques et les rôles. La première héroïne, finalement figurante parmi la
multitude de prétendantes immortalisées, pourrait s’avérer l’épouse (plus
précisément la compagne) de dos, femme sans visage aux cheveux châtains bataillant
avec un store fermé au réveil, métaphore et défi d’y voir plus clair dans le
tissu scopique. Le film associe malicieusement et mélancoliquement les
enterrements et les mariages, puisque les deux consistent toujours à enterrer,
des morts ou des vivants. Le chaos et l’amateurisme d’un premier contrat –
l’œil idiot de la machine se borne à saisir à la sauvette le sol ou le plafond,
un couloir et des jambes durant un concert familial, le réalisateur débutant
confondant le voyant rouge avec une injonction à s’arrêter de filmer ! –
cristallisent, désormais, idéalement, les affres de la relation. Des plans
fixes nous montrent d’autres femmes vêtues virginalement, accompagnées de notes
lyriques en voix off, et l’ombre de La
Jetée (Chris Marker, 1962) éclaire ou assombrit ces arrêts sur image radieux, joyeux et pourtant funèbres.
L’une des deux filles, les bras bien
droits, crucifiée de son plein gré en rime avec le Rédempteur de Rio ou la
proue-muse du Titanic recoulé par Cameron, attend patiemment que le metteur en
scène, homme sans qualités à la Musil, anonyme réduit à la fourche de sourcier
d’un Y, se jette de tout son élan contre elle, par derrière (cf. la levrette,
peut-être, de l’épilogue), la fasse tomber de tout son poids professionnel sur
la grève en hauteur, son maquillage dégouliné, sa voix cassée soufflant
« Encore ! », et quand l’officiant finit par se fatiguer, le
promis exécute la demande incongrue et exécute sa fiancée, prise en cadavre
éloigné sur le vide ensablé (ponctuation pluvieuse). Doté d’un grand caractère d’abstraction, de
figuration à la fois hiératique, symbolique et incarnée, Le Journal d’un photographe de
mariage n’en oublie pas la narration, le réel et le monde alentour,
autour de la ronde assez peu ophulsienne des amours mortes avant que de naître,
de se voir couronner par le rituel de l’espèce, là et ailleurs. Un minaret
zoomé de mosquée perfore le décor maritime dépeuplé, phallus érigé de conflit, du proche ennemi, malgré le souhait de
son absence par le marié. En effet, la réalité du moment, du temps présent,
finit par s’immiscer dans le continuum
autarcique (et autistique, nul ne comprenant, ou alors mal, son complément récalcitrant)
du home movie, du témoignage faux et faussé du qualifié « plus beau
jour de la vie » (les cyniques ou les lucides se demandent pourquoi).
L’incapacité à vivre seul et la nécessité de se retrouver seul quelquefois, pour
ainsi dire entre soi, participent de la scission interne du film. Les chutes (du
tournage) de l’institution (du mariage, de son reportage) proposent des
fragments d’un discours amoureux (à la Roland Barthes, pourquoi pas) dont le
démiurge demeure distant.
Tandis que Le Policier parvenait à
rompre in extremis la malédiction de
la division, de la confrontation, via
une troisième voie tenant à un regard épuré, dessillé, adulte, entre les
adversaires incestueux d’hier, Le Journal d’un photographe de mariage
se clôt sur des retrouvailles dans l’intimité d’une ville aux rares immeubles chichement illuminés. Après un
chaste baiser au blondinet, le paternel retrouve, dirait-on de son point de
vue, de son fantasme éveillé, la brune éprise de Morten Harket, au moins son
corps étrangement à contretemps d’une chanson appelant à la rencontre et à la
fusion d’univers contraires (cf. itou le mémorable clip de Steve Barron réalisé
au rotoscope). Nadav Lapid, avec son ample Scope couplé à un argument
cellulaire (au double sens d’origine et d’emprisonnement), nous narre en vers
(et contre tous) une étrange histoire familière d’amour, de mort, d’antiquité,
d’intériorité. Le charme solaire et obscur de son opus grave et léger doit évidemment beaucoup à la distribution (en
partie venue de la TV) dédoublée : citons les noms à retenir de Ohad
Knoller, autrefois psychiatre militaire pour le Redacted de Brian De
Palma, Dan Shapira & Yaakov Zada Daniel, mâles à la dérive sur l’océan peu
clément du désir féminin, et Naama Preis (un faux air de Mimi Rogers) + Alina
Levy en sirènes libres, indociles, suicidaires, solidaires. Remarquablement
éclairé par Shai Goldman, monté par Era Lapid, la mère à l’œuvre sur Le
Policier, Le Journal d’un photographe de mariage dépolie son mystère
charnel durant trente-huit minutes, au croisement d’Ingmar Bergman (Scènes
de la vie conjugale), de Michael Powell (Le Voyeur) et de Dario
Argento (Ténèbres, l’escarpin rouge transgenre repeint en blanc
aveuglant). On attend par conséquent sagement et avec espérance le prochain
long du doué, presque limpide, Nadav Lapid.
Commentaires
Enregistrer un commentaire