Pickpocket : I Confess


Jeanne plus pucelle et Michel fantôme miroité…


En redécouvrant en version restaurée Pickpocket (1959) « de Robert BRESSON », je repensais hier soir au Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967), à La Tête d’un homme (Julien Duvivier, 1933), à Un homme qui dort (Georges Perec & Bernard Queysanne, 1974), à American Gigolo (Paul Schrader, 1980) et à L’Étranger, celui d’Albert Camus, pas celui de Luchino Visconti, sorti en 1967. Dans le sillage de Simenon, Bresson donc en traducteur de Dostoïevski ? Oui et non, puisque pas d’assassinat ici, nul double « féminicide », comme on dit désormais, pas plus de pratique prostituée ni de déportation en Sibérie. Ermite cultivé d’un taudis à Paris, Michel, point un petit saint, ne terrasse pas l’Adversaire d’Emmanuel Carrère, Satan jadis symbolisé en Dragon, il préfère délester de son fric, baptême pragmatique, une spectatrice chic de course hippique. Allégé par la lourde liasse de billets, il se fait toutefois aussitôt choper par les forces de l’ordre. Illico libéré, il demande de l’aide à un solide ami, dont il esquive aussi sec la « débrouillardise » et l’« honnêteté ». S’estimant supérieur à la plupart de ses semblables, en vérité voleur vraiment minable, même sa propre mère « tourmentée », inhumée, rarement visitée, constamment alitée, par ses soins démunie, mince, le chapardeur pratique vite en compagnie, caméo en duo du magicien Henri Kassagi  et du mutique Pierre Étaix, s’enhardit jusqu’à défier un flic féru de discussions philosophiques, avant de s’enfuir subito, en train pour Milano, en direction de la Tamise, ellipse lucrative et déceptive. Citoyen de rien, être sans destin, sinon laisser par « faiblesse » son « aventure » l’aventurer en prison, Michel, comme Meursault, comme ensuite Robert Neville, le survivant fossile du Je suis une légende de Richard Matheson, finit fissa derrière des barreaux, éclairé par l’habile Burel.



Cependant il ne s’y suicide, même si l’idée le séduit, par dépit, il ne subira la sentence définitive de la guillotine : récemment rédimé par sa sincérité, son désir de subvenir aux besoins de Jeanne, convaincante et juvénile Marika Green, recroisée dénudée selon Emmanuelle (Just Jaeckin, 1974), résiliente à la Émile Zola, mère célibataire, abandonnée par le trop impeccable Jacques, le criminel connaît une consécration, donne à sa visiteuse radieuse, sauveuse, un bouleversant baiser séparé, sommet d’érotisme carcéral, guère banal. Porté par un Martin LaSalle remarquable, vrai-faux sosie du Montgomery Clift de La Loi du silence (Alfred Hitchcock, 1953), auquel j’emprunte l’intitulé d’origine en sous-titre de mon article, et du Henry Fonda du Faux coupable (Hitchcock, 1956), Pickpocket déploie par conséquent son programme épuré, illustre le résumé de sa note d’intention. « Pas du style policier » ou non, l’opus atteint l’objectif de son « auteur », à savoir l’expression « par des images et de sons », d’un mauvais rêve advenu à un homme bon, vrai coupable de mauvaises actions, la description d’une évidente et retardée « réunion » d’ « âmes » sœurs, au-delà de toutes les douleurs. Mélodrame majeur, jamais formaliste, dépourvu de pathos, dégraissé jusqu’à l’os, Pickpocket accomplit davantage, délaisse la discutable question des genres, les truismes audiovisuels et la moralité prémâchée. S’il fallait, ma liberté de cinéphile assumée, le rapprocher d’un autre item, décanté idem, itou itératif, hypnotique et extatique, je l’accouplerais à Crash (David Cronenberg, 1996), fable refroidissante et enflammée, à la fois similaire et différenciée, conduite en autarcie, en circuit fermé, en boucle bouclée, animée par des automates aux allures de « modèles », dont l’expressivité intime transite à nouveau via une impassibilité de surface.


À l’instar de DC, Bresson filme au millimètre, au chronomètre, au scalpel, plutôt qu’au missel, une histoire d’amour à rebours, une altérité carburant à l’intériorité, un jeu dangereux en quête d’une inaccessible acmé. Pardonnez-moi ou pas ma crudité, mon esprit déplacé, mais lorsque Michel ouvre la sac à main de sa première victime, scène de suspense rapproché, établissement magistralement rythmé d’une proximité puritaine et suprême, pas de contact, un court climax, il paraît déboutonner sa robe, lui ôter sa culotte, en écho, revoyez Vertigo, au chignon fait enfin tel qu’il convient, d’une toison enivrante à la suivante, de l’ornement assimilé au sous-vêtement, je renvoie vers Hitch en mode salace, confessant tout cela à un François Truffaut complice, au sein de son gros bouquin d’entretiens de petit sacristain. Durant ses soixante-dix minutes denses, intenses, Pickpocket comporte per se des séquences grisantes, je pense en particulier à la valse des voyageurs dévalisés avec virtuosité, auparavant à la leçon donnée en fondus enchaînés à l’intérieur d’un café, acte généreux, audacieux, scoré par la mélancolie de « Lulli ». Michel se raconte sans se la raconter, il nous conte une chronique inique et euphorique, pour le détrousseur, pour le spectateur. Orphée à main armée, Jef Costello prenait le métro ; Michel l’imite, divague dans une déréliction de saison, où la croyance en Dieu n’excède pas « trois minutes », « montre en main », néanmoins celle du spolié, pantalon poussiéreux peut-être de lutte, au lieu de course et de chute. Tombé bas, il se relèvera, il s’en sortira, n’en doutons pas. Cédons à autrui la psychologie, aux critiques jansénistes l’usage du terme « grâce », aux exégètes de l’œuvre du « maître » le soin d’établir des liens existants, stimulants, avec Journal d’un curé de campagne (1951), Un condamné à mort s’est échappé (1956), Au hasard Balthazar (1966), Le Diable probablement (1977) ou L’Argent (1983).



Incapable de croire en une quelconque divinité, pas même au ciné, merci, tant pis, ce type de transcendance m’intéresse assez peu, me donne vite envie de vomir, je l’avoue. N’en déplaise aux zélés, seul le cinéaste, par ailleurs intéressant théoricien du sien « cinématographe », donne un sens à son récit, le détourne vers la vie, le développe en démonstration des puissances sonores du hors-champ, écoutez attentivement la cavalcade des canassons, le martèlement du maton. Démiurge humaniste, Robert Bresson offre à Michel une seconde chance, l’absout de l’absence, le ramène au monde, immonde et magnifique, immanent et fatidique. Film de fatum magnanime, Pickpocket captive et délivre, permet d’envisager, de constater, l’immensité ramassée du ciné, parfois placé entre les mains, les yeux et le cœur d’un artiste de facto « supérieur », en tout cas à une pelletée de ses pairs paresseux, moins exigeants, moins dotés de talent(s). Sexagénaire superbe, double sens, il ne s’excuse pas d’être là, il sait où il va, il montre la voie, Bresson & Melville en pères par procuration des parricides de la Nouvelle Vague à venir, à s’évanouir. En 2020, Pickpocket « ne lâche rien », il vieillit très bien, il veille sur la flamme, comme Jeanne sur Michel, et ceci me suffit, hier et aujourd’hui.


Commentaires

  1. Beau billet qui épuise le sujet comme un peu le film, un vide-poche en un tour de main
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2013/08/comment-peut-on-pleurer-de-joie.html

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  2. Et revoilà Jessua, soins malsains, cette fois :
    https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/02/traitement-de-choc-la-cage-doree.html

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