Le Dernier Empereur : Sur les fusillades de Scarface


Le monde ne t’appartient pas et tu ne t’appartiens plus…


When you have to shoot, shoot. Don’t talk.

Tuco dans Le Bon, la Brute et le Truand

Diversité de l’unité – avec Scarface (1983), Brian De Palma se repose la même question qu’à l’époque de Phantom of the Paradise (1974) : comment varier visuellement un similaire matériau thématique ? Les chansons chassées, les fusillades s’affichent. Réalisateur moral et moraliste, De Palma ne verse jamais dans l’apologie du gangstérisme, pas plus que le Sergio Leone de Il était une fois en Amérique (1984). Si l’odyssée de Bob De Niro, bientôt cruel Al Capone (Les Incorruptibles, De Palma, 1987), s’apparente à une traversée proustienne des USA, de leur cinéma, de l’amitié massacrée, de l’amour malaisé, le parcours d’Al Pacino, récemment « parrain » pour le copain Coppola (1974), ressemble à un chemin de croix, chaque shootout en station de déperdition. Les cinq scènes célèbres, ponctuées de répliques depuis passées à la postérité, constituent de facto une boucle bouclée, sous le signe de la crucifixion placée, un petit précis à la fois de décomposition et de spatialisation, dont la maestria ne se dément pas, fi de quatre décennies. Chambre d’hôtel guère résidentiel, cabaret « babylonien », bureau de dirlo, voiture de terrorisme, escalier écarlate, autant de décors où donner la même mort, mais de façon différente. Tous ces segments tétanisants, discrètement amusants, possèdent une identité individuelle, un rythme singulier, permettent d’étudier, de célébrer, un artiste pleinement conscient, sur tous les plans, sens duel, de ses séduisantes possibilités, de surcroît délesté de la moindre once de complaisance ou de cynisme, ni envers le spectateur, ni envers le protagoniste. Film politique, ironique, pour des raisons sur lesquelles je m’autorise à ne point revenir, relisez-moi, les gars, Scarface s’avère aussi poétique, c’est-à-dire, en l’occurrence, chorégraphique.

Tout commence, par conséquent, par une tronçonneuse, outil de torture pratique et improbable, ouvertement over the top, présageant la perceuse à répétition, fichtrement phallique, faussement misogyne, de Body Double (De Palma, 1984). De Palma, émule méconnu de Tobe Hooper (The Texas Chainsaw Massacre, 1974) & Abel Ferrara (Driller Killer, 1979) ? Pas vraiment, pas davantage héritier de Howard Hawks, d’ailleurs, lui-même auteur d’une intéressante et sobre version antérieure (Scarface, 1932), n’en déplaise au cher John Carpenter, et dommage pour la dédicace en duo. Si le récit se ressent de la signature d’Oliver Stone, cinéaste assez sympathique et cependant anecdotique, scénariste peu porté sur la complexité, la finesse, ce Scarface-là revient de plein droit à De Palma, car il retravaille et actualise, au parfum des années 80, l’hubris, le réflexif, l’individualisme et le romantisme very seventies de Phantom of the Paradise, bis. Comme le Phantom affrontait les requins de l’industrie du disque, fondait face à Phoenix, Montana combat les piranhas du commerce de la cocaïne, rêve d’Elvira. Or le deal d’entrée déconne, devient subito presto un guet-apens flagrant. Démonstration de tension, la première fusillade implique en plus une femme, les féministes, après avoir volontiers vomi sur le poignant Pulsions (1980), durent s’en étouffer. Modèle de cadrage, de découpage, sans jeu de mots, quoique, de montage, elle adoube la double focale, trademark du cinéma de Brian De Palma, donc une profondeur de champ dramatisée, elle comporte des plans en caméra portée, elle culmine par un effet de réel obtenu en pleine rue, merci au zoom, flanqué d’une foule de figurants affolés. BDP paraît encore relire l’assassinat de JFK, déjà transposé par Blow Out (1981), cette fois-ci délocalisé à Miami et mis en musique, synthétique, par un sous-estimé compositeur, Giorgio Moroder.



On retrouve le miroir martelé, désormais démultiplié, pendant la deuxième fusillade. L’ensommeillé Montana, à cafard, à cigare, pénible chaperon de sa sister surestimée si pure, dessoude deux tueurs débarqués en tandem, en leur tirant dans les tibias, huis clos coloré de froide frénésie, de victime masquée, de spotlights plombés. Blessé, trahi, Tony s’enfuit fissa sous la pluie. Ensuite, il corrige Frank & Mel, ses meilleurs ennemis, réunion d’affaires expéditive, sur fond d’apaisants palmiers de papier peint repiqués par L’Impasse (1993), durant la décennie suivante, opus itou produit par Martin Bregman, l’agent d’Al, requiem mélancolique et cyclique pour un Pacino réincarné en Carlito, disons correspondance à distance entre Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950) et Once Upon a Time in America. Les hommes méchants argumentent en champs-contrechamps, Tony glisse sur son siège mobile, caïd de petite taille pris en contre-plongée, son mentor et traître à ses pieds, de manière littérale. Il demande à Manny de terminer le travail, il se rassoit, se réserve le ripou, second épisode d’opposition, capturé en courts travellings avant de perspective décalée. Jusqu’alors isolé, pourtant accompagné, star de centre d’attraction, voire l’inverse, le Cubain chafouin évolue dorénavant en collectivité, en communauté, il convient de saluer ce choral mené à quatre, presque cinq, citons les noms des partenaires à la hauteur, ceux de Steven Bauer, Robert Loggia, Harris Yulin + Arnaldo Santana, séide en sueur, qui ne chômera pas, thanks, Tony. On quitte la Floride, on débarque à New York, on doit réduire au silence, devant le siège de l’ONU, un journaliste gênant le sieur Sosa. Sous-titres de l’hispanique et canettes obsolètes, DS à la Fantômas et famille en détresse : séparé, euphémisme de restaurant révoltant, de sa muse ne pouvant avoir d’enfants, Tony conduit, s’énerve, philosophe au sujet de la masculinité, liquide le poseur de bombe, posté à la bien appelée place du mort, d’une balle dans la tête, directe, vitupère encore contre le cadavre, parmi des transparences paranoïaques et un POV de pare-brise d’exécuteur pourvu, surprise, d’une certaine éthique.

Enfin, le final, effrontément opératique, ressuscite le mur d’écrans du Diabolique Docteur Mabuse (Fritz Lang, 1960) et pratique le montage alterné, les zooms raccordés, un mouvement de grue bienvenu, morcelé en trois unités. Digne de James Cagney chez Raoul Walsh (L’enfer est à lui, 1949), Pacino, shakespearien, expressionniste, camé, cramé, increvable, vulnérable, surtout de dos, survole une séquence a fortiori anthologique, et logique, résumé survolté de son ascension, de sa destruction. Propriétaire de plus rien, bel et bien orphelin, surcadré d’obscurité, en écho illico à jadis John Wayne (La Prisonnière du désert, John Ford, 1956), Tony Montana, transfiguré-transfixé par le gunfight, apparaît, au misérable sommet de son insanité, de défi d’agonie, en empereur de pacotille, en patricien capitaliste, en christ en toc, en fou furieux foutu à la flotte. Parvenu remplacé, plongeur improvisé, les bras en croix, il chute dans la piscine de Suspiria (Dario Argento, 1977), à chacun son démon, des armes ou de l’adolescence. Derrière lui, avant son profil au ralenti, sa némésis anonyme, mutique, munie d’un fusil divisé, pensez au flingue liminaire de L’Impasse, conserve son calme mystère, ses lunettes suspectes. On le voit, ces variations de saison du brillant Brian ne répondent pas seulement à un impératif figuratif, à la nécessité de reprise d’un récurrent motif, à une stratégie conçue afin d’esquiver l’ennui. Fantôme de son paradis à lui, nanti d’un mauvais goût architectural à l’impérial Néron, notre avorton subit, au fil des fusillades, une explicite dégringolade, et son trépas spectaculaire, fin définitive de son one-man-show off, remarquez, à l’arrière, la neige funèbre, sur la mosaïque niquée de vaine vidéo-surveillance, outre remémorer celui de Margaret White, fanatique crucifiée à domicile, via des ustensiles domestiques, par sa propre pucelle ulcérée (Carrie au bal du diable, 1976), conclut, en acmé, un discutable CV, co-monté par le fidèle Jerry Greenberg, en sus assembleur émérite du French Connection (1971) de William Friedkin, juste Oscar inclus.


En bonus, analysons la montage sequence de Push It to the Limit, vrai-faux clip drolatique et tragique, sis au sein du sillage de Phantom of the Paradise et prélude à la mise en abyme excitante du Relax de Frankie Goes to Hollywood dans Body Double. Toujours en 1984, sorte d’antidote tout public, de Dancing in the Dark énergique, euphorique, le démocrate et mélomane Brian De Palma immortalise sur scène Bruce Springsteen, héros-héraut d’une Amérique nordiste démocratique, œcuménique. Pour l’instant, il nous fait assister au trafic du fric, au déploiement des dollars, à leur placement de blanchiment. En 1975, Pacino braquait une banque, le temps d’Un après-midi de chien acclimaté par Sidney Lumet. Huit ans plus tard, il ne cesse d’y déposer son impressionnant trésor, itération et illustration de son sien rêve étasunien. Ainsi Tony investit, gère du management, une agence de voyages, bâtiments à colonnes à la Autant en emporte le vent (Victor Fleming & David O. Selznick, 1939), offre à sa sœur trop adorée un salon de beauté, profite de ses profits dispatchés pour épouser in situ, vaste villa de m’as-tu-vu, la maîtresse du pauvre Lopez, cérémonie immaculée, filmée au carré, faisant fantasmer Manny & Gina, interprétée par une Mary Elizabeth Mastrantonio radieuse, amoureuse. Hélas, ou heureusement, il ne saurait suffire de s’esclaffer au téléphone, au bout du fil, l’ensoleillé Sosa, appréciateur de pendaison en hélicoptère, surcadrée en jumelles, au téléobjectif, style snuff movies, ni de s’acheter un tigre, probablement du Bengale (1959), Fritz Lang, bis, pour atteindre l’ataraxie, la suprématie, même à Miami. Transpercé par l’objectif, coupe-raccord à travers son corps, Montana, inconscient, grand garnement, repousse les limites, yes indeed, à l’unisson de la narquoise chanson de Paul Engemann, due à la paire Bellotte & Moroder, se précipite vers sa chronique d’un décès annoncé, où aviser le portrait en majesté de Obsession (De Palma, 1976), où apercevoir le miroir illusoire, directif, de Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958). D’une glace à l’autre, Michelle Pfeiffer, refroidissante, enfumée, alcoolisée, shootée, préfigure la Glenn Close de Stephen Frears, actrice machiavélique, démaquillée, et Elvira envisagée, voui, en coda dessillée des Liaisons dangereuses (1988), Michelle again. Film lucide, Scarface cartographie l’empire et l’emprise du vide, au moyen de son pantin humain.


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