Fenêtre sur cour : Lisa et le Diable


Le chic, l’éthique, la mosaïque, la musique…


Il n’y a pas que des chansons d’amour
Sous le soleil de tous les jours

Pauline Ester, Une fenêtre ouverte

Last night a D.J. saved my life from a broken heart
Last night a D.J. saved my life with a song

Indeep

Avant tout territorial, sinon provincial, cependant mondial, pour des raisons géographiques, historiques, stratégiques, cf. le mythe fondateur de la Frontier, le cinéma américain s’enivre de hom(m)e invasion, envahissement masculin d’un domicile féminin, donc équivalence d’évidence du vol et du viol very seventies, envisagez par exemple Les Chiens de paille (Sam Peckinpah, 1971) ou Un justicier dans la ville (Michael Winner, 1974), ersatz de westerns à scandale. Toutefois Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock, 1954) innove, « donne à voir », locution de saison, lexicale, estivale, cette fois-ci une woman invasion : l’élégante et intrépide Lisa s’introduit dans la tanière du taciturne et solitaire Thorwald, présumé coupable espionné sans relâche par son cher photographe. Bientôt flanqué de son infirmière préférée, complice et spectatrice moraliste, voire moralisatrice, Jeff, confiné, because jambe cassée, d’accident passé, la regarde courir de l’autre côté de la cour, en train d’escalader, par amour, l’escalier de secours, de jouer à la cascadeuse fouineuse. Elle pourrait certes crocheter la porte du domicile conjugal, pas celui de François Truffaut (1970), quoique, mais la fenêtre ouverte fera l’affaire. Sur la scène shakespearienne du monde, revisitez Comme il vous plaira, voilà, peut-être de l’immonde, puisque épouse a priori découpée, transportée, la future VRP de la haute société (High Society, Charles Walters, 1956), sous peu appelée Tracy Lord, alors salut à Traci Lords, et à bien sûr la Katharine Hepburn homonyme de Indiscrétions (George Cukor, 1940), bien entourée par Cary Grant & James Stewart, Hitch ne s’en fiche, pénètre, terme connoté, par conséquent à l’intérieur, dépourvue de peur, ou, qui sait, excitée par celle-ci, par la séduction de l’interdit.


À cette distance, en dépit de sa prestance, Lisa ressemble à une marionnette, silhouette souple et suspecte, guidée par le réalisateur grâce à une oreillette, à laquelle s’adresse, sidéré, sincère, en vain, elle ne l’entend point, comme au (grand-)guignol délocalisé à New York, son compagnon pas con, juste obsédé, en domestique, pas romantique, écho au Scottie de Vertigo (Hitchcock, 1958), autre type impuissant et pécheur puni. Sur la bande-son très travaillée, l’été, la Cité, la soirée, la promiscuité s’écoutent, se redoutent, tapisserie sensorielle et plurielle tissée à un thème entêtant de Franz Waxman, intitulé Lisa, exécuté, terme connoté, bis, par un compositeur mis en abyme, porté sur le piano. On se souvient d’André Bazin, de son idée du ciné telle une fenêtre ouverte, bis, sur le monde et la mort, d’accord, sous-entendant, a contrario du cadre pictural, la présence persistante et possiblement menaçante, je renvoie vers l’imagerie réputée horrifique, du hors-champ, d’un ici et maintenant, dont l’invisibilité relève en définitive du visible, de son excès, de son omission-suggestion, comparez avec La Lettre volée de Poe ou les dames décédées, douées d’ubiquité, hantise d’Eurydice, de Rebecca (Hitchcock, 1940) et Sueurs froides. Avec Rear Window, titre explicite et programmatique, de réflexion en action(s) sur l’immobilisation, l’imagination, la dissimulation, la focalisation faustienne sur l’arrière infernal des façades, sentimentales, sociales, en outre transposition très retravaillée, par le scénariste John Michael Hayes, scribe de script, ensuite, sur La Main au collet (1955), Mais qui a tué Harry ? (1955), L’Homme qui en savait trop (1956), d’une nouvelle du reclus maternel William Irish, encore Cornell Woolrich, pas encore traduit-trahi par La Sirène du Mississippi (Truffaut, 1969), résonnant dans le sillage de La Mariée était en noir (Truffaut, 1968), Hitchcock, émule de Lang, trace sa géométrie à lui, accumule les rectangles, les carrés, les cercles, tous réunis autour du triangle central des trois personnages principaux.


Escorté par le régulier monteur George Tomasini, il délivre un « film cerveau », pardonnable pléonasme, pourtant réaliste, urbain, certain, éloigné de l’ambiguïté de disons Une question de vie ou de mort (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1946), Shining (Stanley Kubrick, 1980) ou Vidéodrome (David Cronenberg, 1983). Jeff, en fait, se fait son cinéma, miroite le nôtre, il veut voir, il veut savoir, il veut pouvoir y croire et dévoiler-démasquer le voisin insoupçonnable, insoupçonné, trahi en catimini par une obscurité à contre-courant, durant l’épisode du dead dog, bestiole filiale étranglé par ses soins guère malsains, par une cigarette allumée, au sexe substituée. Papa par procuration de l’Alex DeLarge sardonique de Orange mécanique (Kubrick, 1971), il subit par avance le fameux « traitement Ludovico », découvre des désirs admis, assiste à des atrocités taboues, il va jusqu’au bout, sans bouger, il va payer le prix, carcasse défenestrée, seconde jambe cassée, de son intrusion d’occasion, au sein de l’intimité, au propre, au figuré, d’un mari meurtrier, moralité puritaine d’un cinéaste molto catho, reprise par Psycho (1960). Si Norman Bates se masturbe au moyen d’un court métrage, d’une voleuse amoureuse, d’une victime dévêtue de salle de bains de déclin ; si l’affabulateur farceur de Notre agent à la Havane, le roman du compatriote Graham Greene, puis le film de Carol Reed (1959), d’ailleurs écrit par l’auteur, risque sa peau et celle d’autrui, car ses fausses informations in fine se confirment, car la réalité inventée se venge, se matérialise, art imité par la vie, à la mode Oscar Wilde, Jeff évolue entre songe et mensonge(s), Fenêtre sur cour dès lors le rêve coloré, en huis clos, agité, orienté, d’un reporter d’abord, au début, endormi, in extremis rendormi, amitiés au Robert De Niro de Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, 1984), autre récit au lit, onirique, chimérique, autre histoire d’amour et de désamour, agression sexuelle incluse.


Néanmoins le cauchemar ne survient, les flics, merci au téléphone, fissa rappliquent, coffrent la fille pour effraction, la libèrent sous caution, gageons qu’une Noire, a fortiori à l’époque, croupirait au mitard, non ? Lisa s’en sort, elle ne frôle pas la mort, elle ne possède pas de corps, c’est-à-dire qu’elle dispose de celui de Grace Kelly, impérissable, imperturbable, image-mirage, fantasme affirmé, remember le baiser accordé au ralenti à l’assoupi, (ex-)mannequin serein, issu de sa revue favorite, rouverte à la fin, contrairement à Kim Novak & Janet Leigh, femmes fautives, femmes fréquentables, femmes de cœur et de chair, qui jamais n’indiffèrent. On ne frémit pour Miss Kelly, sorry, on ne pratique la panique (télé)scopique de son soupirant récalcitrant, quoi de mieux, pour contourner le dilemme du mariage, que son saccage, outrage escamoté au couteau, à la scie, pardi ? Héroïne du film de son existence easy, aisée, d’aisance, immaculée, malgré des liaisons à profusion, incessamment sous peu princesse d’une principauté en papier mâché, Grace Kelly, nul ne l’ignore, ira « dans le décor », pas de l’immeuble maousse, précision et pragmatisme de studio, adoubons le beau boulot des directeurs artistiques Joseph MacMillan Johnson & Hal Pereira, du directeur de la photo Bob Burks, plutôt d’une route en lacet, sinistre replay d’une scène prophétique de To Cath a Thief, mimétisme, bis. Pour l’instant, sa persona de Lisa se faufile dans l’appartement, elle fouille, elle trouve un sac hélas vide, elle se fait prendre « la main dans le sac », en effet, par un Raymond Burr maquillé mature, au chef blanchi, fichtre, lui-même affligé du fauteuil policier de L’Homme de fer futur. Pour mémoire, le regretté Christopher Reeve, réel tétraplégique, incarnera un avatar de Jimmy Stewart à la TV, vrai-faux remake anecdotique, commis par Jeff Bleckner en 1998, Daryl Hannah, rebaptisée Claudia, en doublure de Grace/Lisa.


Désormais muni de son appareil photographique, effrontément phallique, absolument hyperbolique, le professionnel emplâtré, énervé, observe la saynète complète, l’un des scénarios en série diffusés sur son mur d’écrans surcadré, improvisé, moins totalitaire et dictatorial et drogué que la vidéo-surveillance de télé-réalité du toubib teuton (Le Diabolique Docteur Mabuse, Fritz Lang, 1960) ou de Tony Montana (Scarface, Brian De Palma, 1983). Le téléobjectif rapproche, il aplatit aussi, l’attention se dédouble, se déporte, passe au-dessous, où une célibataire suicidaire, ses stores tirés, dernier rideau baissé, lettre d’adieu déposée, s’apprête à se supprimer, se suspend, se surprend, entend et apprécie une mélodie amie, sa vie sauvée subito par la mélomane mélancolie. Dans le même plan, les deux femmes occupent la même position, différemment, modèles indociles ou muses insoumises à la Edward Hopper, spécialiste de l’attente féminine face à une fenêtre. Stressés par un suspense en partie par eux-mêmes produit, Thelma Ritter & James Stewart craquent en contre-plongée, se « rongent les sangs » en tandem, au passage du calme criminel, au creux d’un couloir éclairé d’un plafonnier rouge, détail idoine, d’alarme muette. Un panoramique gauche droite parcourt depuis l’extérieur toute la longueur de l’appartement, remarquez le reflet de Thorwald sur la vitre tournée de manière millimétrée. Avant que la lumière ne s’éteigne, réflexe de secret gardé, de réduction au silence, littérale ou non, Lisa crie le prénom de Jeff, appel à l’aide dont De Palma se souviendra durant la coda de Blow Out (1981), Nancy Allen relookée en candide prostituée assassinée, en symbole ensanglanté de l’illusion et de la saleté d’un certain « rêve américain », au drapeau de complot, de tombeau.


À John Travolta esseulé, enneigé, inconsolable, inconsolé, la terrible éternité dévaluée de la terreur enregistrée, utilisée pour bruiter une nullité de proie en POV à oilpé, casting de risible scream queen, de slasher amer ; à Stewart s’améliorant le soupir de soulagement, pris en légère plongée, Dieu t’accorde une seconde de répit, prépare-toi à rencontrer ton ennemi. Une paire de jumelles, une alliance factuelle, font le reste, tandis que la séquence s’achève sur un second fondu au noir dit diégétique, éteignez vite, geste miroir du mateur amateur. L’essentiel le précède : l’acteur en costume en douceur fracasse le « quatrième mur », regard caméra, à la Norman de motel, ventriloque évidé, s’adressant directement à Stewart, au public, à toi, à moi, par-delà six décennies et demi, la détresse dérangée, causée par la véloce arrivée des policiers, à présent remplacée par une impitoyable lucidité. Afin de se défaire de son adversaire, innocent à sa façon, il ne gêne personne, il exposerait d’impardonnables raisons, Jeff, presque esquisse du paparazzo KO de La dolce vita (1960) dirigé par Federico Fellini, marionnettiste notoire, notamment sur le set de son Satyricon (1969), en invalide l’aveuglera, procédé repris et auto-appliqué par le poignardeur poignant de Peeping Tom (Michael Powell, 1960). D’un « voyeur » de valeur au suivant, la projection, sens duel, cinématographique, psychogénique, se poursuit, l’esprit, objectif subjectif, s’affole, les femmes trépassent, se dépassent, trucidées, idéalisées, par des mecs énamourés de home et de snuff movies, grands enfants songeant et souffrant parmi les abysses de la matrice. Allez, je laisse l’ultime mot, tout sauf maso, à la bien nommé Stella sanitaire, entremetteuse et terre-à-terre Thelma Ritter, gentiment moquée par Jimmy, en lectrice pseudo-philosophique du Reader’s Digest, fi du confinement, incitation à sortir, à grandir, à s’affranchir : « What people ought to do is get outside their own house and look in for a change. »


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