La Belle Noiseuse : Copie conforme


 « Marianne, c’est moi » mais Michel ne joue Jacques…


Une pensée pour Audrey habillée

« What do you expect? » demande, dès le début, la voisine de table estivale. Qu’attendre de Rivette, critique cynique, mec guère « abject », quoique, le pauvre Pontecorvo de Kapò (1960) dut s’en mordre les doigts, de son fameux plan maladroit. Et le projet de passer quatre heures en compagnie d’Emmanuelle Béart, dénudée en modèle pas un brin bressonien, nous excitait peu, avouons-le. Pourtant, contrairement au replay, par exemple celui du site d’ARTE, le streaming autorise l’avance rapide – attention, SVP, à l’introduction tronquée, taillée (ne touchez pas) à la hache, hélas. Et l’envie de revoir en vie le précieux Michel Piccoli, à peine refroidi, nous convainquit. Nous voici donc « embarqué », comme Marianne miroitée, dans ce qui ressemble, a priori, à un ersatz des « chimères » du cher Éric Rohmer. Fausse piste, de salle liminaire, puisque le bavardage, le marivaudage, n’intéressent pas notre cinéaste. Ainsi La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991) ne se soucie d’avoir affaire à une affair, anglicisme de l’Anglaise Jane Birkin, il délaisse aussi le solaire, la chair, il s’attelle à l’atelier, il déploie l’idée, parce que le peintre ressuscité, avide de « vérité », de « sang » aperçu, pratique une sorte de SM soft, très éloigné des postures très encadrées, vocable idoine, des spécialistes classés X du studio Kink. Ici, au sein de ce huis clos sudiste, autarcie tout sauf défaitiste, se joue un jeu sérieux, dangereux, terminé sur un mensonge généreux, qui ne trompe personne. Le tableau du titre, Arlésienne redoutable et redoutée, jadis abandonnée, désormais ranimée, mieux vaut le dissimuler, à tout jamais, par exemple derrière un mur, avec l’assistance d’une adolescente, fifille de la servante. Par conséquent, Balzac boude, Rivette relit Edgar Allan Poe, retravaille le vampirisme du Portrait ovale et la coda tombale de La Barrique d’amontillado.


Si le film, pas une seconde du « théâtre filmé », assume sa théâtralité, sa « mise en scène » au carré, il esquive à dessein la picturalité, ce pis-aller, cette stupidité, marotte imitative d’amateurs médiocres, confondant cadre et cadre. Certes, il existe des exceptions, d’incontournables confirmations, et les toiles millimétrées de Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975) exposent une société en perpétuelle représentation, y compris pendant les conflits, donnent à voir sa manière de se voir, de se dépeindre, indeed. Proche du Mystère Picasso (Henri-Georges Clouzot, 1955), davantage que de Van Gogh (Maurice Pialat, 1991), La Belle Noiseuse n’en oublie nonobstant la beauté, celle de la sculpturale Emmanuelle magnifiée par celle de la direction de la photographie du fidèle William Lubtchansky. Ludique au lieu de lubrique, explicite et pudique, traversé par des travellings, le voyage immobile documente autant la production de Bernard Dufour, solo capturé en direct, presque en temps réel, malgré quelques coupes axées, que la collaboration de Béart & Piccoli, duo courageux et complice, de geisha à cigales, d’ermite en espadrilles. Quand on fait de la peinture ou du cinéma, deux arts différents, deux arts vivants, toutefois frères car funéraires, la question cruciale de la confiance se pose, pas seulement au sujet des poses – Nastassja Kinski, idem « féline » de frontal nudity, s’estima trahie par son réalisateur transi, carburant à la coco, à l’époque de Cat People (Paul Schrader, 1982) –, alors le respectueux Rivette, pas usual suspect de féministe infecte, n’exhibe ni n’exploite la callipyge et juvénile actrice, d’ailleurs déjà désapée, en catimini, par Claude Berri, producteur se prenant pour Marcel Pagnol, je rigole, je me désole (Manon des sources, 1986).


En cela il s’exprime via la voix d’Édouard, dédié à la transcendance, au cosmique, à la totalité fatidique, à l’écart du corps (pré)découpé de la pornographie, ou de la commande obligatoire détournée par le Godard du Mépris (1963). Le puritain André Bazin transformait le sexe et la mort en tabous de ciné, n’arrivait à dépasser la silhouette offerte de BB, trop déconcentré par sa perception pour concevoir la « révolution » de Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim, 1956). Godard filme en 2.35, Rivette en 1.37, changement d’échelle significatif, préférence de la verticalité à l’horizontalité, il ne saurait s’agir de s’allonger, au propre, au figuré. Il s’agit, ensemble, dommage pour l’entourage, de tendre en direction d’une œuvre révélatrice, du modèle et de l’artiste, au risque de détester l’autoportrait dédoublé, exécuté avec frénésie et fragilité, comme si la main obéissait à des forces supérieures, impersonnelles, geste médiumnique opposé à l’automatisme du Polaroid, Marianne en photographe agrafée, Nico bosse d’après photos. Didactique, voire romantique, plutôt qu’érotique, ironique, La Belle Noiseuse associe deux couples en déroute, trois au total, William escorté de Nicole en monteuse, renverse les rapports, dynamise la dialectique. Sa meilleure part réside dans sa simplicité, sa sincérité, cristallisées par un fou rire assez fabuleux, contagieux, saute-mouton en sus, récompense de la patience du spectateur pas mateur, « J’ai plus la patience » avouait auparavant Frenhofer, pas si heureux de son oisif « bonheur ». Face au tandem réversible, réflexif, point poseur, passif, Liz & Nicolas affichent leurs failles, elle taxidermiste, autre forme d’immortalité, hobby désabusé d’embaumement, lui vrai-faux rival, fils putatif, admiratif et in fine incisif.


La dimension œdipienne, sinon incestueuse, Liz elle-même ancien modèle, séparée de son Pygmalion par une vingtaine d’années, reste en sourdine, même si une seconde Marianne, Denicourt, fait un petit tour en sœur de cœur. Quant au collectionneur-acheteur-entremetteur, il demeure à la périphérie, il partage, blessé, le passé sentimental de Liz, il catalyse, inspecte et négocie, accessoirement il s’écroule à table, moment drolatique et sidérant, because « épileptique », chic. Moins alcoolisé, meurtrier, que le Pollock (2000) d’Ed Harris, le « génie » endormi de Piccoli s’avère aussi « insupportable », déclare sa compagne vaccinée, « vocation » disons d’élection. La Belle Noiseuse illustre cette douce violence, cette volontaire souffrance, cependant ne verse vers le dépressif, l’affrontement stérile. Adversaires puis partenaires, Édouard & Marianne s’apprivoisent, se dévoilent, se mettent en effet à nu, arrivent à créer sans copuler quelque chose, peut-être un chef-d’œuvre, une image sublime, c’est-à-dire, au sens kantien du terme, magnifique et affreuse, ultime et terrible. Rivette évite de le montrer, le film se suffit à lui-même, mécanique démontable, cf. la version écourtée, rebaptisée d’un léger Divertimento, consacrée à un work in progress, son achèvement invisible cédé à la discrétion de l’observateur. Bien sûr, le passage par le monopole du pinceau, sans s’apparenter à une montée d’échafaud, laisse des traces, pas uniquement de doigt, de pied, d’encre, de crayon, de gestation, de désolation. Ceci n’interdit à La Belle Noiseuse de se situer du côté de la vie, du dialogue, co-signé par Christine Laurent & Pascal Bonitzer, du désir, de la solidité, de l’artifice et de la lucidité.


Le Portrait de Dorian Gray (Albert Lewin, 1945) prenait congé sur une perforation de purification, de damnation, de rédemption, le double dérobé, abîmé, enlaidi, du démoniaque dandy retrouvant in extremis, en couleurs, sa prestance, son innocence, sa noblesse, sa jeunesse. Ex-pensionnaire, ex-suicidaire, instrumentalisée par un « contrat » masculin concocté autour d’un verre de vin, démasquée en « chose froide et sèche », la muse « emmerdeuse » survit, indépendante, endurante, place sur son visage une supplémentaire persona, conteuse dès le départ à distance, comédienne quoi qu’il advienne. Nul ne meurt, en dépit de la peur, un apaisement s’installe, même bancal, et Marianne, émancipée, n’ira pas en Espagne. Dans Ulysse, la Molly Bloom de James Joyce scandait le « fleuve » – devinette diégétique, en clin d’œil allusif à Renoir en Inde – de son monologue d’un « oui » déterminé, d’adhésion au monde ; guérie de son « inconscience », l’héroïne écrira, ou pas, prononce un « non » de décision au dernier plan. Roland Barthes définissait l’écriture en « tissu de citations », Brian De Palma, selon Obsession, écrit par l’obsédé Schrader, inceste bis, peignait le ciné en palimpseste passionné, vertige baroque, pré-Hitchcock, où la restauration religieuse équivalait au replay corrigé. À  défaut de bouleverser à 360 degrés, la valse virtuose de Bernard Herrmann substituée aux deux pièces acérées de « Strawinsky », de provoquer l’effroi féminin, « malsain », de l’impitoyable Syndrome de Stendhal (Dario Argento, 1996), périple paternel, poignant, La Belle Noiseuse, surtout restauré-numérisé, s’apprécie en expérience, en suspense esthétique, amuse et séduit, charme et désarme, surprend agréablement, on n’en espérait pas tant.


Commentaires

  1. A sa sortie en version longue, quatre heures, (invitée par un ami à l'époque maître de conf en sciences de gestion, historien du management à Dauphine, qui au bout d'un tiers de la séance visionnée par un public déjà clairsemé d'un cinéma des grands Boulevards Parisiens leva l'ancre en me disant, tu me diras comment ça se finit...!) j'ai le souvenir d'une impression de malaise en particulier accentuée à la fois par le crissement récurent des instruments sur le papier, la vue des dessins de Dufour que je trouvais pauvres d'évocation, Béart qui faisait ce u'elle pouvait, Piccoli qui sauvait un peu l'affaire parce qu'il ne sait pas être mauvais acteur, mais surtout c'était si peu "nourrissant" par rapport à l'oeuvre flamboyante de Balzac qui a inspiré Rivette pourtant admiratif de l'auteur. Et pendant ce temps interminable, un entracte au milieu de l'après-midi au dehors ensoleillée, je pensais que le film avait manqué sa cible, il est vrai l'artiste obnubilé par l'objet de sa création qui le dévore, et la création qui en belle noiseuse excite à mort celui ou celle qu'elle fascine...un artiste avait vécu ça il me semble en réel, Alberto Giacometti et ses modèles sans cesse ébauchés, recouverts, lacérés, creusés comme des diamants et comme autant de reflets qui tentent de cerner le vide du grand mystère , portraits jamais finis, ni aboutis au final l'échec comme réussite : qu'est ce qu'une tête !?
    "La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer! "
    Le Chef-d'oeuvre Inconnu (1832) Honoré de Balzac

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci, à nouveau, de ces souvenirs, de vos observations, toujours vivants, souvent stimulantes.
      Vous connaissez (appréciez) Balzac mieux que moi ; quant à la question assez concon de "l'adaptation au cinéma", en cinéphile littéraire et mélomane, elle ne me passionne pas, loin de là...
      Si la sculpture, par pratique, par nature, se soucie, en effet, de "tête", plus ou moins suspecte, l'écran, sa surface, sollicite la face, défaite ou refaite :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/09/volte-face.html
      Belle lecture et beau dimanche !

      Supprimer
    2. « Le visage humain, nous dit Artaud, n’a pas encore trouvé sa face […] c’est au peintre à la lui donner ». « Les têtes, les personnages, ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont sans arrêt, ils n’ont pas une vraie consistance », semble lui répondre Giacometti.
      https://books.openedition.org/pupo/962?lang=fr

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir