Les Griffes de la nuit : Sur la transformation de La Féline


Sa « souris » ne lui sourit, le surplombe au-dessus de sa tombe…


D’une métamorphose à la suivante : après Le Loup-garou de Londres (John Landis, 1981) et avant The Thing (John Carpenter, 1982), (re)voici Nastassja Kinski, protéiforme héroïne de La Féline (Paul Schrader, 1982). Du cinéaste/scénariste/essayiste, on sait l’admiration pour Bresson ; on la visualise ici, pas seulement via l’image infra, reproduisant la rencontre pénitentiaire, salutaire, de Pickpocket (Robert Bresson, 1959), d’ailleurs déjà digérée par la coda de American Gigolo (Schrader, 1980). Tandis que Landis & Carpenter, escortés par Rick Baker & Rob Bottin, choisissaient le show off, assumaient une merveilleuse monstruosité, Schrader reste à distance, en retrait, retrouve Lewton & Tourneur par une voie détournée, disons a contrario de la doxa critique. Certes, on passe aussi, leçon de la pornographie, désormais domestique, virus privé des « films de fesse » en VHS, de l’apercevoir au voir, de l’évocation à l’exposition, le travail de Tom Burman (L’Île du docteur Moreau, Don Taylor, 1977 ; La Main du cauchemar, Oliver Stone, 1981 ; Halloween III : Le Sang du sorcier, Tommy Lee Wallace, 1982) annonçant celui de Stan Winston pour la série Manimal. Mais le réalisateur va vite voir ailleurs, récupère une vraie-fausse panthère, puisque léopard, peut-être puma, peu importe et merci au mélanisme. On s’en souvient, André Bazin, critique un brin puritain, théorisait son « montage interdit » et Schrader associe à l’intérieur du même plan l’acteur et le prédateur. Si le premier Cat People s’apparentait à un mauvais rêve, le second ressemble à un cauchemar réaliste. Au début de la scène guère obscène, Irena, chasseuse anxieuse, se rince les mains, essuie sa bouche, se mire au miroir et recule face à son reflet fugacement purifié, impitoyable fantôme de face de madone.


Car il ne suffit point d’un soupçon de savon pour s’émanciper d’une malédiction, surtout incestueuse, cf. Obsession (Brian De Palma, 1976). À droite du cadre, une chute d’eau encadrée file la métaphore, renvoie vers une réalité antique, presque édénique, clin d’œil docile au mysticisme onirique de la séquence d’ouverture, sacrifice féminin accompli, de nuit, en pleine asséchée nature, sous un arbre à (gros) chat. Durant une seconde, l’actrice glisse un regard caméra, non intentionnel, qui nous interpelle, nous met au défi d’assister aussitôt à sa félinité tourmentée. Odalisque à la Ingres, Irena s’assoit, se couche, sur la couverture de studio, l’ombre des branches frissonne, bel effet du DP John Bailey, chef opérateur de Schrader sur ses American Gigolo et Mishima (1985), oui-da. Jusqu’alors silencieuse, la bande-son s’emplit du souffle de Nastassja, d’un battement synthétique sourd, et tel le loup-garou américain, londonien, elle fixe sa main. Mitoyen, John Heard simule le sommeil, puis survient une mouche, pas celle de David Cronenberg (The Fly, 1986), quoique, le SM final, pas médical, de La Féline en prophétie de celui de Faux-semblants (Cronenberg, 1988), autre conte psycho-sexuel. Au mitan du segment, Irena, « toutes griffes dehors », en effet, joue la chatte en chaleur, en sueur, sur le toit brûlant du lit de son amant endormi. Méconnaissable, à l’horizontale, la jeune femme délaisse sa factuelle frontal nudity pour une colonne vertébrale infernale, des seins en train de se rétracter, diantre. Schrader conjugue le maquillage et l’obscurité, remarquez la sombre silhouette commençant à recouvrir Oliver, juste avant les deux plans de mue, chacun capturé à 90 degrés, fissa remplacés par un gros plan de la bête superbe, de ses crocs pas en toc, en piètre plastoc.


Sorte de serpent aux yeux verts, l’amante récalcitrante se voit par conséquent congédiée, au profit de la majesté de sa bestialité. Pourtant pas de zoophilie, les amis, plutôt une plongée d’alité, de type en danger, CQFD du coefficient de crédibilité bazinien. « Sésame, ouvre-toi », disait-on jadis, son prénom murmuré suffira, Irena s’en va, dégomme un duo à moto, gardiens masculins de l’ordre de séparation entre espèces subito renversés, olé. En moins de trois minutes de calme tumulte, Paul Schrader démontre l’incarnation du désir, le risque de sa matérialisation, de sa féminine manifestation. Faut-il en déduire un moment misogyne, de crainte irrésistible, ou davantage l’exploration de saison, en accéléré, du célèbre « continent noir » (dark continent anglais de lettre teutonne) freudien de la sexualité du « deuxième sexe » ? Un peu des deux, sans doute, retenue illustration d’attraction-répulsion, fantasme réalisé au carré. Carburant à la coco, à demi schizo, le cinéaste inspiré magnifie et enlaidit sa muse à l’aise, ensuite s’estimant trahie, histoire d’amour ne résistant au tournage, dommage. Les féministes s’effaroucheront de la douce-amère conclusion, de femme en cage, emprisonné sauvetage, de panthère apprivoisée, alimentée, sinon caressée. Princesse de darkness, Irena conserve son mystère, survit à sa manière, captive volontaire, voire captivante, d’une aventure (filmique) insatisfaisante.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir