Le Coup de l’escalier : Frissons de Frenzy
Marche ultime, démunie d’hémoglobine…
Restons donc en terre-à-terre
Angleterre, selon cette démonstration de suggestion. Après Le Rideau déchiré (1966),
son assassinat impossible, étiré dans la durée, la trivialité, sinon
l’hilarité, puisque tuer, en vérité, prend du temps, s’affirme difficile, a priori pour Paul Newman, voici
l’invisible, la férocité en filigrane de Frenzy (1972). Rentré chez lui, au
pays, au quartier, Alfred Hitchcock y supprime en douceur la dear Anna Massey, jadis au générique du Voyeur
(Michael Powell, 1960) et Bunny Lake a disparu (Otto
Preminger, 1965), longtemps ensuite de The Machinist (Brad Anderson, 2004)
et Crimes
à Oxford (Álex de la Iglesia, 2008). Doté d’une diabolique blondeur,
Barry Foster (La Bataille du Rio de la Plata, Powell & Pressburger,
1956 ; La Fille de Ryan, David Lean, 1970) incarne avec une menaçante onctuosité
un serial killer doublé d’un violeur, porté sur les cravates, parfois les
patates. Le DP anglais Gil(bert) Taylor éclaira trois titres de Roman Polanski (Répulsion
+ Cul-de-sac
en 1966, Macbeth en 1971), va œuvrer sur La Guerre des étoiles
(George Lucas, 1977), Dracula (John Badham, 1979), Flash
Gordon (Mike Hodges, 1980). Pour l’instant, il verse vers le réalisme,
Covent Garden comme à la frontière du documentaire. La séquence s’ouvre sur un double zoom, avant puis arrière, attraction-répulsion
de saison, souvent usitée par Visconti. Sur la bande-son assourdie retentit la
question, voire l’invitation, de Rusk, déjà là, juste derrière toi, Barbara. Au
sortir du pub, le duo entame son pas
de deux bientôt affreux, chorégraphie des corps au centre du cadre, de la
caméra au creux du décor. Le panoramique dépeint des types en train de
travailler, spécialisés dans le commerce des légumes, tel le père d’Alfred.
En compagnie du couple, on traverse
un entrepôt très occupé, on le pénètre, terme connoté, par une porte
entrouverte, divisée, par conséquent par un plan surcadré, de piège préfiguré.
Le tandem s’arrête, Babs touche le
bras de Bob, remarquez son regard. Le dialogue se déroule en travelling arrière, droite et courbe
d’itinéraire, tandis qu’à l’arrière apparaissent des fleurs, aussi funestes,
davantage avérées, que celles de la boutique miroitée, fantasmée, de Sueurs
froides (1958), souvenez-vous. L’homme propose, interroge, la femme
reste muette, ment gentiment. Le grossiste délivre en accéléré un petit cours
de négoce mondialisé, à l’exotisme ironique, à l’optimisme cynique. Un
panoramique supplémentaire les escorte jusqu’à l’entrée de son modeste
immeuble. Au plan suivant, nous voilà, à présent, en studio, appréciez la paire de sourires opposés, inconscient ou
sinistre. À la courbe du marché s’accorde celle de l’escalier, monté, descendu,
avec une fluidité assez effarante, surtout sans steadicam ni panaglide.
Si l’enquêteur de Psychose (1960) se faisait massacrer sur les marches d’un
manoir, personne ici ne crie, ne s’agite, le tapis en velours écarlate paraît
amortir l’innommable, l’irréversible. Auparavant explicite, (re)pensez à
l’étranglement topless de la pauvre
Brenda, le cinéaste ne souhaite se répéter, laisse notre imagination deviner,
visualiser, ce qui se passe au-dessus, loin de la vue. Le mouvement de recul du
travelling, à la fois moral,
architectural, paraphe la puissance du hors-champ, l’importance du son. Au fur
et à mesure de la descente millimétrée, ouatée, la rue renaît, se manifeste, (grand)
alibi d’indifférence. Des sacs de pommes de terre traversent l’écran,
dissimulent le raccord entre Pinewood et Londres.
La vie ouvrière continue, insouciante,
sourde au supplice silencieux sis de l’autre côté des vitres opaques, garnies
de jardinières fleuries. Cette monstruosité délestée de pitié, déguisée en
normalité, en amabilité, localisée au sein malsain du foyer, de sa perversité
feutrée, insoupçonnable et insoupçonnée, renvoie vers l’oncle exécuteur de L’Ombre
d’un doute (1943). L’objectif du Hitch de The Lodger (1927) se
fichait du plafond, voyait à travers. L’escalier de Soupçons (1941) ressemblait
à celui d’un échafaud, l’alitée boira-t-elle ou pas son verre de lait peut-être
empoisonné ? Quant au clocher vertigineux de Vertigo, il s’agissait
d’une ascension au sommet de la déréliction, de la damnation. Frenzy
effraie différemment, nous donne à voir le non-vu, le non-entendu, le non-su, variation
autour du thème du spectre, a fortiori
féminin, cf. les épouses aux airs d’Arlésienne de Rebecca (1940), Sueurs
froides. Contrairement à un Bertrand Tavernier planqué derrière la
piètre porte fermée de L’Appât (1995), Hitchcock, lui-même
voyeur invétéré, c’est-à-dire réalisateur dépourvu de peur, artiste rempli
d’éthique, n’assène aucune leçon de représentation moralisatrice au spectateur
de toute façon complice, de facto (faux) coupable, éducation catholique oblige. La morbidité du métrage témoigne certes
d’un espace et d’un temps précis, pourrait se résumer ainsi : au début des
seventies, en bordure de Tamise, n’en
déplaise à Sa Majesté, à ses sujets, on bouffe, on baise et on trucide
salement, le personnage de Foster en presque copycat d’un certain Jack (l’Éventreur). Curieusement, pas tant,
pareille violence domestique, plurielle, sexuée, sexuelle, résonne aujourd’hui,
de manière idoine, car renforcée par l’un des contre-effets du fameux « confinement »,
les statistiques nous l’indiquent.
Tueur de femmes, Rusk commet en
effet, plusieurs fois, ce que les juristes féministes nomment désormais un « féminicide ».
Il se fera prendre, ou pendre, toutefois, mis en danger par une épingle
identitaire, en route pour un périple macabre et drolatique. On le voit, la
scène célèbre retravaille en partie l’understatement
évocateur de Lewton & Tourneur (La Féline, 1942), néanmoins le
débarrasse de son expressionniste sensoriel, sensuel, de piscine utérine, de
formation allemande, par exemple auprès de Fritz Lang, déplace la tension en
plein jour, horreur diurne et en apesanteur à la Shining (Stanley Kubrick,
1980), allez. Pas de frénésie durant ces trois minutes, juste un tumulte
adulte, une maestria qui ne se dément pas, une terreur située (girl) next door, encore et encore, produite par un mec minable, un
consommateur, un camelot. Si les psys font leurs délices du portrait paternel
par procuration, récitent l’anecdote suspecte du séjour en prison du juvénile
intéressé, demeure la vivante virtuosité d’un homme tourmenté, amusant et
amusé, britannique et gastronomique, capable de faire frissonner sotto-voce, de
troubler tongue in cheek, dit-on in English, au-delà, d’exposer in situ les puissances poétiques et
politiques du cinéma, d’assortir sa nostalgie, sa sociologie, d’une dimension
de mélancolie, de crime impuni, d’altérité dont l’effroyable familiarité figure
in fine notre reflet, suprême
direction-collusion du public, par l’œil, l’oreille et l’esprit.
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