Lettre à une jeune cinéaste
Je ne te connais pas. Je t’écris. Je t’attends.
À la mémoire de Stéphane Audran
« Women
have better ideas. » Jean-Luc Godard à Dick Cavett, 1980
Souviens-toi du cinéma. N’oublie pas
ce que tu lui dois. Déteste-le autant que tu l’apprécies. Laisse les Besson,
Dumont, Lindon à ceux qu’ils intéressent, qui les enrichissent. Préfère le fric
des trafics à celui subventionné du CNC. N’espère rien de la « parité ».
Ne vagis pas en vertu de ton vagin. Fais des films au féminin, pas des films
féministes, des films de niche. Rédige tes histoires mais ne néglige pas celles
exogènes. Ne pense pas en termes d’autobiographie, de cinéphilie, de coucherie
selon la putasserie. Outrage les messages, libère-toi des contrats. Pleure
parfois, ne pleure pas sur toi. Ne joue pas à l’auteur, partage l’œuvre avec
tes collaborateurs. Honore à la dure tes factures, tourne n’importe quoi,
mets-y un peu de toi. Accepte les commandes, traite-les en offrandes. Regarde
le scénario le plus conventionnel, impersonnel, d’un œil individuel, pluriel.
Dynamite de l’intérieur la TV. Ne guéris pas, pratique la guérilla. Ne fléchis
pas face au reflet. Reste fidèle à celles que tu fuis, petite fille au fond
plus fanée que tous les siècles écoulés. La vie va vite, elle te tue
vingt-quatre fois par seconde. Ne perds pas ton souffle à courser le passé
suspect. Si tu crois que le cinéma s’apprend dans des écoles d’État, on ne peut
rien pour toi. Le ciné ne s’apparente pas à du fonctionnariat, à une vocation.
Il constitue un mode de vie, une vision du monde. Faire des films te fera
survivre davantage que vivre. Faire des films ne te sauvera pas. Lorsque ton
cœur se déchire, que tu dois sourire, subir, quand tu te demanderas ce que tu
fous là, entourée de regards inquiets pour leur porte-monnaie, de donneurs de
leçon à la con – misère de respirer, de travailler au sein d’une époque
moralisatrice, qui lynche en ligne, qui étrique les esprits et scelle les
consciences –, ne démissionne pas, persiste dans ta voie.
Ta voix douce et âpre, sage et
sauvage, fais-là entendre sans attendre, sans rien attendre de personne, des
institutions, des donations. Passe par mille petits boulots masos s’il faut en
passer par ici afin de financer tes
essentielles insanités. Cela ne soucie que toi ? Aucun article laudatif
dans des revues à peine lues ? Aucune sélection de relations dans un festival
supposé spécialisé ? Il en faudrait plus pour te décourager, pour te
réduire au mutisme, pour te faire taire ou gueuler avec la meute assermentée, anonyme, sous
pseudonyme. Les jérémiades, cède-les à autrui ; les salades, bouffes-en
même la nuit. Tu veux le réconfort du confort ? Change fissa de
profession. Deviens députée, a priori européenne. Va aider ton
prochain, qui ne te demandait rien, que ferions-nous de nos jours, mon amour,
sans la détresse à soigner, à comptabiliser, à prendre en charge, à prendre sur
soi pour se donner l’impression d’être meilleur (qu’eux), pour donner un sens à
nos vies envasées dans une inguérissable absurdité. Remercions la maladie, la
pauvreté, les sacro-saintes « inégalités sociales », faisons des
films avec cela, à leur détriment. Qui sait, nous pourrions bien empocher une
palme de réclame à Cannes, nous y retrouver entre connards en costard en train
de papoter avec des trésoriers endimanchés sur un yacht aménagé de croisière
télévisée. L’engagement, les enfants. Le marché, vous comprenez. Le
capitalisme, vous suivez. Le « réalisme social », délaisse-le à ceux
qui en font le commerce, réalise que tu peux filmer la société autrement
qu’avec misérabilisme et en caméra portée. Changer le monde ? Tu n’y
penses pas, pense à toi, cultive ton jardin ou pas, récolte les fruits pourris
des prestataires de promesses, recrache les mots, les images et les mesures qui
tachent, qui fâchent. Pas trop tard pour le nectar, pas de souci pour
l’ambroisie.
Puisque l’essence perd sa
consistance, expérimente l’existence, enregistre l’immanence à travers ton
objectif. Quelque chose se passe entre la caméra et le réel inaccessible à tous
les making-of des mateurs amateurs.
Un secret apparaît, une alchimie se produit. Capture ceci, focalise-toi sur ça,
peu importe le sujet traité, la catégorie où le ranger. Exècre la taxinomie,
déchiquette les étiquettes, casse les cases. Car les « genres »
n’existent pas. Car n’existe que le cinéma. Car tu peux imaginer d’autres
imageries et proposer de multiples perspectives. Déploie disons un point de vue
documenté à la Vigo. Au lieu de succomber à la petite bourgeoisie généralisée
dirigeant le cinéma de ton temps, particulièrement dans ta patrie, ose œuvrer à
un cinéma esthétique et politique, un ciné de beauté et de lucidité, qui filme
des êtres humains, pas des pantins, pas des crétins en collants aux
super-pouvoirs de bazar, pas des silhouettes de démonstration ni des alibis de
partis et moins encore des clowns
sinistres au sommet du box-office.
Fulmine contre la fumisterie des feel
good movies. Refuse de te prêter à ce petit jeu piteux, joue un jeu
sérieux, ne t’enrégimente pas, ne te mens pas sur toi-même, ce que tu estimes et
tout ce qui tourne (mal) autour de toi. Tourne à contre-courant, à contresens,
à contretemps. Le cinéma ? Du temps, de l’espace, de la littéralité, de la
spectralité. Y compris la pornographie possédant sa propre abstraction, sa
tristesse sous la sueur. Je m’exprime à l’impératif, par pragmatisme, et
pourtant je ne t’impose pas de m’écouter, de me croire, de te convertir à mes
vues déjà lues. Je ne me prends par pour Rainer Maria Rilke s’adressant à son
juvénile poète épistolaire de papier. Ne me prends pas pour un imbécile, un
fossile.
Je te parle comme à une sœur et une
confidente, une énigme et une individualité duelle, mortelle. Sur ce blog et ailleurs, j’évoque et je célèbre
tes consœurs uniquement pour leur talent, pas en raison de leur sexe.
Pardonne-moi ou pas de vomir la victimisation moderne, de ne jamais t’avoir
inclue dans un quelconque « sexe faible » ou « deuxième sexe ».
Excuse ou non mon républicanisme de cinéphile et de citoyen. Je n’ignore pas
les déséquilibres salariaux et les différences d’idiosyncrasies. Je n’arrive
pas à me souvenir d’un film méta mettant en scène une réalisatrice, à part la
tourmenteuse (hors-champ) de la malheureuse Romy dans le vrai-faux blue movie de Żuławski. Je te fais
confiance pour améliorer la situation et pallier le manque. Je veux parier à la
Pascal sur ton apport précis, important, impartial, pas par démagogie, pas par
mode ou misandrie. Avant de crever, je voudrais voir ce que tu vaux, ce que
tu réinventes, comment tu diriges des mecs tout sauf à la baguette, en
gendarmette. Je place la confiance au-dessus de l’autorité, je t’accorde la
mienne parce que nous partageons une similaire passion, à défaut du reste. Ne
me déçois pas. Ne te renie pas. Tresse ton indépendance à la clémence. Je te
vois avancer en travelling avant vers
ton avenir assombri par le meilleur, éclairé par le pire. Je te devine cosmopolite dans ta langue maternelle. Je t’envisage mettre
au monde des films, ces enfants factices qui vieillissent et nous immergent
dans une immortalité de vanité. L’univers s’envole vers le néant, l’entropie
implique la planète, les hommes et les femmes figurent au générique du même
drame. So what ?
Parlons-nous. Respectons-nous. Créons ensemble. Essayons de nous (re)découvrir, de nous
affranchir des rôles imposés par il ou elle, de nous soutenir jusqu’à la sortie
du tunnel éternel. Je t’attends patiemment. Je t’écris aujourd’hui. Je ne te
connais pas mieux que moi.
Bel éloge du cinéma en mode Le festin de Babette, Audran en emporte l'ange couronné...
RépondreSupprimerJe célèbre souvent la dear Stéphane Audran, par exemple parmi ses plats :
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2020/06/le-festin-de-babette-poulet-au-vinaigre.html