La prochaine fois je viserai le cœur
Énigme limpide des Euménides, calvaire du Captain Marvel de Jim Starlin.
Quand je me détendrai enfin, quand je
presserai la détente à deux mains, je reverrai peut-être tous les films que je
vis, les mille et une vies traversées au passé, qui me transpercent au présent.
Quel littéral final cut ! Quel instantané en
accéléré ! Quel furtif récapitulatif ! Je me planquerai dans
l’impasse à palmiers de Pacino. Je sauterai avec Sigourney enceinte de
l’étranger au creux de son brasier. Je m’écroulerai dans la rue indifférente à
côté de Ventura, pauvre papillon épinglé. Car regarder un film, finalement, a fortiori
fiché horrifique, s’apparente à entrevoir un accident, lent travelling avant puis latéral vers le
point d’impact, la « scène du crime », la « scène primitive »,
la sculpture impure qui cristallise la collision et immortalise un événement
évident, irréversible. Art mimétique, art funéraire, le cinéma représente le
monde et la mort, il s’en sert en matière, en matériau, il bâtit des cimetières
remplis de beaux tombeaux. Même les comédies, souvent dénuées d’innocence,
souillées de cynisme, accueillent des crânes qui ricanent, même les bandes
pornographiques carburent à la « petite mort » et opèrent une
désincarnation du corps. Les Enfers se nomment désormais multiplexes, ils se
situent à la surface, non plus sous terre, et l’obole à fournir au nocher
devient un ticket acquis au guichet. Si les églises, disons aujourd’hui davantage
dépeuplées que les mosquées, constituent des carcasses d’un autre âge, des
baleines de pierre échouées parmi une époque incapable de décrypter leurs BD
mystiques, romanes ou gothiques, les salles de ciné ressemblent à des mausolées
dotés de l’air conditionné où se déroulent des cérémonies d’amnésie. La séance
suivante oblitère la précédente, l’actualité hebdomadaire chasse la nouveauté
d’hier.
Dans les replis du fichier projeté
gît un virus familier se foutant de
la piraterie, contamination auto-immune tellement commune. Les gisants dociles
contemplent leur propre deuil au miroir fantomatique, glace sans tain du
funeste festin. La vie manque de saveur, alors autorisons-nous à la jolie
nécrophilie. Les vivants nous déçoivent, nous donnent envie de les éviter,
aussi évadons-nous au royaume magnanime des morts-vivants sur grand (ou petit)
écran. Que l’on peigne un portrait ovale à la Poe, que l’on vampirise une
actrice lunaire à la Rohmer, que l’on filme des foules, que l’on se targue d’intériorité,
on embaume toujours le modèle, la muse, le monde, la matière. L’art et la mort,
vieux couple jamais en déroute, jamais divorcé, à l’instar de la moule et du
rocher, au large ou chez Balzac. Rien de neuf, rien d’effrayant non plus
puisque les silhouettes nous subjuguent mieux que les ombres de la célèbre
caverne, puisqu’elles nous apprennent à mourir mais aussi à sourire, à profiter
du pire. D’ailleurs, la vie s’avère plus impitoyable que la mort, et les
atrocités en différé, ripolinées, nous paraissent des sucreries comparées aux
blessures constantes de la « vraie vie », rêve nervalien, songe de
riens. Les trépassés, paraît-il, au moment de passer de l’autre côté (porte des
Doors), du net néant ou du mystérieux permanent, expérimenteraient leur
existence défilée à la vitesse grand V, home
movie en lecture ultra rapide avant le fondu au noir définitif ou prospectif. L’œil
perçoit, le cerveau interprète : dans les ultimes secondes conscientes surgiraient
« l’image dans le tapis », le motif essentiel, le sens arrivé au bout
du tunnel sensoriel. Ainsi l’ordre rassurant du roman policier selon Borges
innerve la majorité des métrages.
Il convient de ne pas bouleverser les
perspectives canoniques de l’espace euclidien, du « temps universel »,
sinon au moyen de divertissements de SF, de toupie onirique et d’enquête
mnémotechnique (in fine tragique) localisant-datant les
états d’âme des voyageurs immobiles de Christopher Nolan. Il faut que le
spectateur conserve ses repères, qu’il exerce, candide, sa « suspension
d’incrédulité », qu’il prenne son pied, des vessies (de verroterie) pour
des lanternes (magiques, à la Bergman flanqué de Fanny, d’Alexandre). Le cinéma
réussit chaque mercredi le tour de force de faire croire au factice de son
réalisme, à l’abstraction de sa narration. Underground
ou mainstream, expérimental ou
familial, perdu ou palmé, le film-ciné se déploie en parallèle du « film-réalité »,
avec des effets troublants de rapprochements, de rimes assassines, comme deux rames
en mouvement à la Einstein, synchronisme au sentiment de flottement
déstabilisant et retour au papillon asiatique se rêvant philosophe, ou
l’inverse. Petite sœur de Rosemary au bébé dérobé (en réunion sénile), égérie
mutine magnifiée par la mélancolie de Polanski, Sharon Tate va succomber à
l’indicible, à l’irreprésentable. Le « lieu » cartographié par Claude
Lanzmann, terminus de tous les
trains, des mille récits, bouche d’ombre(s) ensoleillée, pacifiée, forestière,
frémit de spectres pas si obsolètes, convoque et annihile les innombrables
fictions de reconstitution, par nature inférieure au terrible réel. Le storytelling médiatique et politique
nous maintient tous, peu ou prou, en nef des fous, sur les gradins de l’arène
numérique, ce « vidéodrome » autrefois envisagé par David Cronenberg,
jeux du cirque égocentriques-démocratiques déclinés en snuff movies terroristes,
en soaps d’héritage de chanteur belge
ou de procès démultiplié d’ancien président hyperactif.
Le capitalisme commercialise les
cercueils. L’État républicain remplace le mécénat de la Renaissance. Les fonds
de pension financent les passions. Les actionnaires dictent l’imaginaire. La
mondialisation des images permet à la fois le cosmopolitisme cinéphile et
l’uniformisation de l’horizon, de la réception. Au dernier rang des rangées de
fauteuils en velours, écarlates comme à l’abattoir, pudiquement plongés dans le
noir, la Faucheuse se marre, attend patiemment son heure, ici et ailleurs.
Cannes en mai s’en accommodera, tapis profondo rosso à la Dario Argento. Les
bijoux de Brian subtilisés par du saphisme de Croisette évoquent un vol plus
grave, vertigineux. Où résident dorénavant les résistances aux « simulacres »,
aux « simulations », aux stimulations, un salut à Baudrillard ?
Où rencontrer les résidus de la réalité, les ruines du réel ? Dans les
écoles, les hôpitaux, les maisons de retraite, les prisons, les « théâtres
des opérations », les appartements anonymes empuantis de drames
intimes ? Sans doute, certainement, ces territoires autant dangereux
qu’harmonieux significativement absents des écrans, piètre présence pasteurisée
passée au tamis réducteur, affabulateur, du scénario à stars, du documentaire émollient (ou « engagé », ou « citoyen »,
étiquettes suspectes). Pas seulement – dans la chair première promise à sa
disparition, dans les corps encore d’aplomb, dans les esprits indépendants,
dans la confiance d’un enfant, dans le dévouement d’un amant. Dans le cinéma
qui ne meurt pas, déjà enterré, ressuscité, restauré. Dans les ludiques dialogues
on line. Dans les textes méritant d’être lus, les musiques dignes
d’être écoutées. La mort, donnée impossible à congédier du programme vital,
court dans nos veines et dans nos lignes (de vie, d’écrits). Métisse, elle joue
du piano pour Alain Delon invité par Melville. Livide, elle enlace Nicholson à
l’Overlook. Bon public, elle félicite Roy Scheider en alter ego de Bob Fosse.
Orientale, elle vient cueillir Gabin loin de la casbah.
La mort arbore ton visage et le mien,
elle (dé)figure les infinies faces filmées. Lorsque le film se cassera, lorsque
le logiciel s’éteindra, lorsque les dents du clavier ne mâcheront plus que le
vide à défaut de mes mots au moins pas prémâchés, elle posera sa main sur mon
épaule, elle sentira les marécages et les rivages, elle me rapprochera de ce
que je ne connais pas, hors la procuration du cinéma et le parcours
autobiographique tacite, à taire en cette ère spectaculaire. Je la ressentirai
amicale et glaciale, charitable et imbuvable. Je me ficherai de la filmer. Je
deviendrai à mon tour une légende dérisoire diffractée par mon miroir enfin
brisé.
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