Edge of Sanity : Susana la perverse


 « Connais-toi toi-même » conseillait Socrate – et quid du diable à domicile ?


Je l’ai dit, je le dis, et je le répète : les femmes, je suis contre... tout contre. […] Je ne peux m’en passer car la femme est une drogue des plus violentes et des plus coûteuses.

Guitry

Docteur Jekyll un jour a compris
Que c’est ce Monsieur Hyde qu’on aimait en lui
Mister Hyde, ce salaud
A fait la peau, la peau du Docteur Jekyll

Gainsbourg

Voyeurisme infantile de « scène primitive » et introductive durant une orageuse nuit au creux d’une écurie, avec pendaison par les pieds, fessée rousseauiste administrée par l’étalon au milieu des étalons, défiguration de gourgandine moqueuse d’humiliation : nul de s’étonnera que l’honorable médecin se réveille en sursaut sous le choc de ce souvenir-cauchemar-fantasme. Épargnons au lecteur l’énumération des adaptations du court roman de Stevenson pour situer celle-ci, sortie en 1989, juste avant les réussis Jekyll & Hyde de David Wickes diffusé à la TV en 1990 puis Mary Reilly de Stephen Frears (scénario de Christopher Hampton d’après le roman de Valerie Martin) distribué en salle en 1996. Ici, point de viol familial ni de superbe-poignant portrait de femme, plutôt une parabole laïque sur l’addiction létale, sur le mal respectable, insoupçonnable. Dans le dernier plan décadré, figé, Jekyll nous regarde derrière la vitre de son QG des beaux quartiers, tueur de prostituées enfermé à l’intérieur de son terrible secret, et le spectateur, outre contempler son abîme miroité en mode nietzschéen, fixe Anthony Perkins, acteur de valeur piégé par une Psychose guère au glucose. Auparavant, une brune putain blasée, au transparent collant dévoilé, au rond postérieur révéré, adressait un regard caméra, tandis que le toubib boiteux, illico guéri, donnait dans le triolisme et la boucherie SM via un émule décoloré de Billy Idol, recruteur de cinq à sept ensanglanté, suspendu la tête inversée à son instar, n’omettons pas le premier meurtre sur un toit accédé par une porte battante, incluant une canne transformée en raide sex toy de frottement, d’étranglement, et mateur/témoin masculin à sa fenêtre suspecte (un proprio pas tellement hétéro complète le macabre tableau).

Film de mises en scène, de spectacles au carré, film de cinéaste et film doublement d’époque, la retenue reconstitution victorienne contaminée de manière réflexive par l’esthétique criarde des années 80, Edge of Sanity – je préfère le titre original, discrètement ironique, à son intitulé français patronymique et paresseux – constitue carrément une évocatrice curiosité concoctée par Gérard Kikoïne, plus connu pour ses « films d’amour » interdits aux mineurs. Dans une Hongrie bientôt capitale du X européen, + une poignée d’extérieurs londoniens, l’ex-pornographe (papa d’Elsa, fille jugée joviale, pas de joie) apparemment hédoniste, sinon ludique, dans ses récits, sur ses tournages, accompagné de la sensible et lucide Brigitte Lahaie (récemment recadrée par les VRP de la victimisation, on compatit), par ailleurs monteur pour Franco (le réalisateur, pas le dictateur), assistant de Freda, Boisset, Séria ou Arrabal, à la fin de carrière marquée par des collaborations avec Sophie Favier (Lady Libertine, vague réminiscence d’adolescence sur VHS vintage), Eartha Kitt, John Carradine, Herbert Lom, Donald Pleasence, Oliver Reed ou Robert Vaughan, semble lui-même atteint de schizophrénie, succomber à sa part cachée d’obscurité, car son métrage, bien qu’assez sage, représente en quelque sorte le possible revers de sa filmographie jusqu’ici, pardonnez mon manque de familiarité, de fréquentation, comme une réponse dépressive à l’imagerie solaire et vitale développée autrefois, avant l’avènement du crack et du SIDA (la drogue des seventies possédait encore, à raison ou à tort, un cachet ludique, psychédélique, expérimental). Certains le trouvèrent déplaisant, notamment le critique Leonard Matlin, et le (re)découvrir au présent, dans le sillage du féminisme numérique épris de « porcs » à « balancer », ne manque pas de saveur douce-amère.


Dissipons fissa le malentendu malvenu : si Edge of Sanity repose sur un personnage misogyne, il ne verse jamais dans la misogynie, Dieu merci (avec Body Double, De Palma réalisa un film sur la vulgarité lui aussi « aux frontières » du vulgaire). Le Français volontiers exilé aime trop les femmes pour les mépriser, les malmener, a contrario de son anti-héros phallo et falot, un brin homo, matez son émoi dans le sauna entre mecs, certes plus policé, moins tatoué, que celui des Promesses de l’ombre cartographié par Cronenberg. Il les magnifie, même en agonie, il sait saisir la beauté, la sensualité sage ou volage d’une Glynis Barber aux faux airs de Grace Kelly, d’une éphémère, presque incendiaire, Sarah Maur-Thorp ou d’une Claudia Udy rescapée du polisson-mollasson Joy. Ouvrage deviné à moyen budget, en partie produit par Harry Alan Towers, financier de Franco, de Don Sharp (l’anecdotique Masque de Fu-Manchu) ou de Tobe Hooper(Sade en tandem avec l’Espagnol stakhanoviste), monté par Malcolm Cooke (Mort sur le Nil, Flash Gordon, Supergirl ou Act of Vengeance), Edge of Sanity séduit par le soin porté à l’ensemble, surtout à la direction de la photographie, due au doué Tony Spratling, au service (de Sa Majesté) sur plusieurs épisodes de The Persuaders! (aka Amicalement vôtre en nos contrés) et au production design attribué à Jean-Charles Dedieu, Sophie libérée bis (Fred Carter, le directeur artistique du Bal des vampires, contribua-t-il, même non crédité ? Gérard K. nous répondra peut-être). Le script pas si joyeux du mystérieux J.-P. Félix (pseudonyme d’artiste ?) nous plonge dès la paille en surplomb du départ dans la psyché tourmentée (souvent visuellement désaxée) du camé à la coke décuplée (une pensée pour Tony Montana, balafré fou furieux incestueux), prompt à se diviser, à sévir en toute impunité, puisque la police se signale par son impuissance (écho du doc) et sa myopie, en bonne logique thématique d’un opus sur les apparences et les façades (architecturales, de moralité, de respectabilité).

On pourrait penser à Ken Russell, Perkins en partage pour Les Jours et les nuits de China Blue, dans un rôle de révérend à ravir le Robert Mitchum de La Nuit du chasseur, et à Psychose 3, l’excellente surprise dirigée par Tony himself, mais Edge of Sanity évoque plutôt Le Cabinet du docteur Caligari, maquillage au miroir compris, donc, par ricochet, son vrai-faux remake par Stephen Sayadian, exact contemporain classé en blue movie arty (je renvoie la lectrice vers mon texte à propos de Café Flesh, pareillement déprimant et davantage méta, collectif, eschatologique). Quant à la séquence oculaire à faire se fermer les paupières, elle remémore et retravaille l’opération au rasoir de Un chien andalou, invitation déviante et stimulante à voir autrement, à renverser les valeurs du ciné autant que celles de la société. N’oublions pas le cinéma d’Abel Ferrara, Kikoïne au carrefour de Fear City et The Addiction, items itou urbain, claustrophobique (le club de strip-tease substitué au bordel aristocratique), vampirique et métaphorique. Le singe idiomatique rongeait déjà le dos de Sinatra chez Preminger (L’Homme au bras d’or, 1956) ; dans Edge of Sanity, hélas, aucun ange de miséricorde à l’horizon, à la Kim Novak, rien qu’un monde démoniaque dépourvu de Dieu (de dieux), régi par la déréliction, où les vierges se cantonnent à des tableaux, où les crucifix se portent en pendentif, Madonna ne nous contredira pas, où la Crucifixion devient une attraction musicale et une position à l’horizontale de maison close, où des religieuses à la Franju se taisent ou hébergent des « travailleuses du sexe » survivantes bien que sanglantes, enceintes. Le sexe éconduit, le sang remplace le sperme, et la mort l’amour, et la douleur le plaisir (l’insulaire Clive Barker auto-transpose Hellraiser en 1987).


Un plan captivant-révoltant nous montre à la clinique un dos strié de cicatrices, sévices de beau-père vénère infligés au sosie seins nus de la marâtre immaculée, certainement pas virginale, du prologue, dédoublement ad hoc de l’obsédante Susannah. La scène donne le ton, à la fois incarne, littéralement, les « violences faites aux femmes », antienne institutionnelle, et l’attraction-répulsion qu’elles suscitent dans l’esprit asservi de leur bourreau en duo. Perkins, professionnel précis et homme imaginé fréquentable, fatigué, en sursis, anime une persona plus élémentaire que celle de l’hospitalier Norman Bates, pourtant il ne démérite pas, parvient à insuffler à sa défroque de serial killer connaisseur en anatomie féminine une dose (de poudre blanche) de folie idoine. Edge of Sanity ne manque pas d’humour noir (par exemple le dîner BCBG à la tablée scandalisée par l’immoralisme du carnivore) et cependant le déterminent une colère et une mélancolie bien comprises par Frédéric Talgorn (cf. ma prose supposée impitoyable sur Le Brasier du sieur Barbier), alors compositeur débutant dans le confort d’un orchestre puissant. Je me contrefous à égale mesure de la psychanalyse et de la sociologie, impostures intellectuelles déguisées en sciences humaines (en bon littéraire, je n’admets que les sciences dites dures), je ne me livrerai pas à une étude psychologique du cinéaste ni du « discours » des images (en soi polysémique, soumis à la perception individuelle), je me contenterai de recommander à votre sagacité cinéphile ce titre méconnu et mésestimé, irréductible à un exemple « d’exploitation » cosmopolite (étiquette à la con, à l’unisson de toutes les autres). Manufacturé par une équipe britannique (ceci expliquant le puritanisme sous-jacent, rationalisent les irrités du Brexit), riche d’une atmosphère onirique, de beautés limitées, avérées, Edge of Sanity donne à apprécier disons une trahison inspirée, s’interprète en mauvais rêve envoûtant.

Robert Louis frémit dans ses cendres et néanmoins il visionnerait le tout d’un air serein, même en VF selon une mise en ligne de qualité correcte : Kikoïne tamise/traduit le délicieux désespoir scindé, il obtient, chimiste de grand ou petit écran, une matière subjective, scopique, elle-même addictive et nocive. Dans la lignée du loupé Docteur Jekyll et les femmes (Borowczyk, 1981), on pouvait redouter un ratage daté, capable d’endormir, d’insensibiliser avec la même redoutable efficacité que l’anesthésique utilisé pour corriger la cornée – on se retrouve en réalité devant un chant de mort(es) rigoureux, qui ne fait pas mal aux yeux (par amateurisme, par cynisme), une œuvre néo-expressionniste à l’eau-forte flashy et infernale, digne de figurer au côté de son opposé, en termes de style et de diégèse (césure de pur pragmatisme), le similairement troublant Démon dans l’île de Francis Leroi, identique et différencié transfuge du « divertissement (souvent navrant) pour adultes », ainsi que l’appelle les onanistes et les épiciers d’outre-Atlantique.


Avec son labo au bord de l’abstraction (bustes blancs et ballons bleus), avec sa péripatéticienne au profil auréolé sur fond rougeoyant, en rime à celui de Madeleine/Judy dans Sueurs froides, avec ses décors écarlates et ses colombes souillées au sol, avec ses mamelons dressés, sa vie versée/cadrée au scalpel, avec ses coupants raccords dans l’axe, ses ombres murales et mortelles, ses contre-plongées poumonées, avec sa victime opulente en robe rose et calèche grise, avec le visage de Perkins lentement extrait d’un lavabo repeint en profondo rosso, avec sa loge opératique du Trovatore de Verdi (vengeance gitane) et son orgie à la Marlene Dietrich (Josef von Sternberg en embuscade), avec ses perspectives carcérales et son manège désenchanté (tout tourne autour de l’immobile fumeur envapé), avec ses zooms sur des bouches à dentifrice férocement castratrices, avec ses toiles peintes penchées, ses chaussures mouillées, sa main tremblée, avec son égorgement conjugal maculant l’écran, kaléidoscope de sensations, d’émotions, démonstration de réalisation et non accumulation de « propositions de cinéma », vocabulaire d’universitaire, Edge of Sanity transcende un argument a priori peu passionnant – Henry = Jack = L’Éventreur, mon cœur –, au déroulement un brin binaire, en hallucination surréaliste, belle et cruelle (théâtre de la cruauté rajoute Artaud), en traversée de train fantôme (du couloir pictural menant au cabinet de travail) pour adultes aventureux, rétifs à la nostalgie régressive et au chloroforme filmé (un soupçon de Żuławski dans l’hystérie de la bonne sœur licencieuse, scélérate christique et camée, hilare et aliénée). Merci Bernard ? Merci Gérard !

En guise de PS, ce message FB du 24 mars reçu à 20 h 48 :

Bonsoir l’Ami...très très belle analyse....très complète..en ce qui concerne JC Dedieu mon production Designer nous avons travaillé la direction artistique de concert...il est le seul responsable du resultat final à l’image...pour plusdedétails ..mon fone […]...amitiés GG K

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