La Machine à tuer les méchants : Coup de torchon
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Roberto Rossellini.
Le cinéma et la photographie avant
lui évidemment s’avèrent des arts funéraires. Rossellini ne l’ignorait pas et
décida de s’en amuser au moins le temps d’un divertissement. S’il n’apparaît
pas lors du prologue, contrairement au Lubitsch mis en abyme de La
Poupée, aucun besoin de savoir à qui appartient la main
métonymique-métaphorique-démiurgique disposant le décor en voix off (et humaine corrige Cocteau adapté dans L’amore). Sur un script de Liana Ferri (scénariste et
actrice), Sergio Amidei (Rome, ville ouverte, Paisà,
Allemagne
année zéro), Franco Brusati (Dimanche d’août, Ulysse,
Le
Jardin des Finzi-Contini, Pain et Chocolat) et Giancarlo
Vigorelli (doubleur non crédité à Salò selon Paso) d’après un sujet d’Eduardo De
Filippo & Giuseppe Marotta (à nouveau réunis pour L’Or de Naples), avec aux
effets spéciaux artisanaux Eugenio Bava, père de Mario, le réalisateur fait se
rencontrer Giovanni Guareschi & Jim Thompson, Vittorio De Sica & Luis
Buñuel. Précédant la boîte à musique maudite d’Archibald de la Cruz, voilà
l’appareil de prise de vue létal de Celestino, illico capable d’occire les malfaisants marrants de son petit
village sudiste, en bord de mer, presque insulaire. Ici, la couleur d’une
chemise compte encore, on la préfère blanche, on la redoute noire. La première
victime du justicier esseulé élu par saint André apparu à minuit
« mangeait à tous les râteliers », surtout celui du Duce ; il
faudra donc lui aménager un cercueil singulier, son bras figé dans un salut
éternel. Notre professionnel de la photo, lui-même sur le point de virer facho,
artisan auparavant compatissant envers les amants en partance prénommés… Romano
& Giulietta, rattrapés à la gare par des carabiniers, se convainc
définitivement du pouvoir macabre de sa mécanique optique via un âne pris au hasard, ancêtre du Balthazar de Bresson, autre
conte maléfique certes moins ludique.
Bientôt, les notables locaux
subissent le similaire sort sidérant, rejoints par une usurière éprise de
statuaire et un édile dépassé par ses citoyens peu sereins, ses marmots
multipliés, recyclé en hôtelier. Car le site attire la convoitise des Yankees, en l’occurrence un couple muni
d’une jeune fille intrépide, oisive, nièce de l’oncle Bill. La traversée des
rues, à moitié nue, de la Miss Amérique Marilyn Buferd, souci de jalousie
d’Anna Magnani, présage de la proche altérité acclimatée de Stromboli,
ne passe pas inaperçue, la sirène sereine, houspillée par les travailleuses
désargentées, tel un aimant immaculé pour mâles en marcel. Que les féministes
se rassurent, Roberto Rossellini ne saurait se confondre avec Mario Salieri et
nulle orgie à l’horizon, à peine une mer solaire où nager en solitaire.
L’ancien soldat US et son frère d’armes transalpin envisagent de transformer un
cimetière en complexe touristique, un salut à l’hôtel de Shining bâti sur une
nécropole indienne, une fois les permis ecclésiastique et laïc acquis. Rien
n’effraie le trio caricatural, candide, ni une apparition écrasée, ni une
souris glissée dans la chambre de la pin-up
au pieu, ni les morts successives les délogeant de leurs temporaires
appartements chez l’habitant. Ils doivent descendre, monter d’interminables
escaliers, ville haute et ville basse, cartographie de classes, en écho à celui
de la procession religieuse diurne/nocturne accompagnée par un extrait expédié
du Tannhäuser
de Wagner. Y compris durant cette scène à saveur documentaire, le cinéaste ne
s’éloigne guère de la fable, de la commedia dell’arte, cf. les familles miroitées
des Montaigu et des Capulet délocalisés, perchées sur leurs balcons respectifs
de riches, au-dessus du spectacle désacralisé, aux premières loges de la
mascarade sociale et cérémonielle.
Finalement, une manne romaine tombe
du ciel, onze millions de lires à (se) répartir du meilleur au pire, hôpital
pour enfants, digue pour pêcheurs, torrent canalisé, tunnel commercial. La
veuve vivante, paralysée, à moitié zigouillée, veut léguer sa richesse aux plus
déshérités puis s’entête, parjure, à corriger son testament altruiste, dérobé
en réunion. L’authenticité du cadre géographique et la vitalité humoristique du
casting, le générique rajoute « e
altri presi dalla vita reale », s’opposent à la théâtralité de l’argument
scénaristique, à l’artificialité de l’onirisme phonique causée par l’absence de
son direct, le doublage traditionnel à écouter en procédé à la fois pratique et
fantastique (Carnival of Souls repose en partie sur cette « inquiétante
étrangeté » sonore). Le cortège précité se déploie cependant sur fond de
brouhaha enregistré, presto synchronisé, idem
pour les trois fadas favorisés, pétrifiés par leur image au carré. Outre une cravate
libidineuse-scandaleuse, un curé insupporté par le « faux baroque »
de son édifice à retaper au moyen des moyens inespérés, des mouches amenées par
l’oubli d’égouts, un docteur et un Monseigneur modérateurs, le cinéphile
curieux découvrira in extremis un (pauvre)
diable vieilli, son Enfer désormais désert en raison du pardon indulgent de
Dieu. La manœuvre de la machine à défaire, à découdre, mes amitiés à Mocky,
visait à redorer sa situation administrative, puisque l’au-delà comporte aussi,
apprend-on, des planqués, des « pistonnés » : le cornu comptait
sur les « cocus » (à cornes) du coin, en vain. Écœuré par l’égoïsme
généralisé de sa commune, où les enfants succédant à leurs parents se disputent
pour du fric avec la même âpreté, matez-moi ces amoureux d’hier devenus ennemis
d’aujourd’hui, à marchander le prix de la marée, Celestino, impeccable Gennaro
Pisano, reçoit une leçon de capitalisme de la part du maire magouilleur et une
leçon d’humilité de la part de l’émissaire infernal, par exemple lorsqu’il malmène
le médecin à l’aide d’une grosse clé à casser le crâne.
L’ange exterminateur fait alors
l’expérience terrible de son reflet nietzschéen le fixant depuis l’abîme,
monstre au miroir, en devient suicidaire en rime au Mark Lewis du Voyeur. Heureusement pour lui, le démon sénile mais pas con permet
un retour à la normale, au début, épilogue à lire en fuite psychogénique ou
ultime pied de nez du surnaturel, « branche de Caïn » incluse. La
farce aérée, produite par le bien baptisé Salvo d’Angelo, partenaire de
Visconti sur La terre tremble et Bellissima, producteur itou de
Rossellini en Germanie, s’achève sur une moralité de modération, de suspension
généreuse du jugement et d’incitation à une juste punition, humanisme médiocre
(pléonasme) d’un film fondamentalement inoffensif et limité par sa modestie.
Rossellini semble plaider pro domo pour sa filmographie commise sous
Mussolini, se désintéressa vite du métrage aimable et néanmoins très sage,
s’absenta souvent du set, préoccupé
par la célèbre lettre incitative d’une certaine Ingrid Bergman. Film mineur
d’un auteur majeur, film gentiment méta et à sa manière altière, populaire,
prototype du glissement du « noir » vers le « rose » au
sein de l’imagerie dite néo-réaliste, Amidei ne me contredira pas, La
Machine à tuer les méchants se vit ainsi terminé par des assistants et sortit
en différé entre Les Onze Fioretti de François d’Assise
et Europe
51. Filmer ou photographier revient à embaumer, à immortaliser un
moment et des gens au prix de leur vie, processus en vérité réversible, car la
résurrection express des victimes du
récit évoque la restauration de l’œuvre méconnue, qui rend justice à la
direction de la photographie radieuse et ténébreuse d’Enrico Betti Berutto &
Tino Santoni, ce dernier à l’ouvrage également sur le valeureux Été
violent, qui rend son chromatisme jovial à la partition de Renzo,
frérot fidèle et mélomane.
Le diable dans la coda troque son
immortalité contre sa tranquillité, son insertion dans la communauté des hommes
et des femmes d’Italie, non, je ne parle pas de Silvio Berlusconi, quoique. À défaut
de constituer un miracle, une épiphanie, La macchina ammazzacattivi ne relève
pas du ratage gênant, de la plaisanterie déplaisante, de l’anomalie d’amnésie,
davantage d’une diversion divertissante, d’une parenthèse (enchantée,
ensorcelée) de légèreté, d’une façon de démontrer discrètement, sans en faire
tout un flan, que ce pays, par conséquent sa cinématographie, voire l’inverse,
sut rapido sourire du pire, du fascisme (plaisanterie sinistre en soi), du provincialisme, de
lui-même et de nous (tous) avec, ressemblance historique/culturelle en sus.
Accessoirement, il se joue des perspectives critiques et des catégories
universitaires, preuve par l’image et les nuages peints, capturés pour de vrai,
que Roberto Rossellini, tel Julien Duvivier, d’ailleurs, pouvait à l’occasion
envisager la vie à travers des lunettes rosées, sucrées, avant de se dessiller
aussitôt afin de mieux éclairer l’obscurité des êtres, leur tragédie intime,
leur damnation méritée ou non. Les happy
endings doux-amer ou bouleversant de Stromboli et Voyage en Italie se
trouvent déjà là, ébauchés par un artiste trop lucide pour succomber aux
superstitions des contes de fées, trop confiant dans nos potentialités pour se
complaire dans le pessimisme poseur, parfait contraire, de facto, de son vrai-faux alter
ego de (criminel véniel) Celestino, so.
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