Ip Man : La Légende est née : Un mauvais fils


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Herman Yau.


D’une légende à l’autre, de 1904 à 1905 : adieu à Dracula délocalisé par Chang Cheh (quoique), revoici une figure nationale et nationaliste portraiturée à quatre reprises par Wilson Yip puis Wong Kar-wai, alors en tandem avec l’irremplaçable Yuen Woo-ping. Si Bruce Lee, d’ailleurs élève de Ip, on le sait, équilibrait la phobie japonaise de La Fureur de vaincre par son CV, son ouverture de culture et de cœur ; si Tsui Hark, formé aux States, ensuite travailleur émigré, avec plus ou moins de succès, l’imitait, compensait ainsi la xénophobie de Il était une fois en Chine, évocation(s) de Wong Fei-hung, autre totem asiatique, Herman Yau opte pour la pacification et la convention. Jamais raciste, toujours volontariste, cf. la réflexion sur les jeux réversibles, apprenons donc à nous comprendre par-delà les pays, les idéologies, Ip Man : La Légende est née transforme fissa le Blanc insultant en admirateur défait à soigner, cantonne la méchante Nippone, fille d’un contrebandier dénommé… Kitano, à un rôle de femme fatale, d’épéiste de polar. Ce déplacement diégétique, sinon ludique, aux dépens du politique, pourtant présent, se cristallise avec le personnage fictif de Ip Tin Chi, fils adoptif, frère aîné, gosse grelottant dans la rue, en réalité espion endoctriné de l’ennemi sournois aux jeeps invasives ornées d’un soleil rouge. Soulignons aussi que le nationalisme, ici, équivaut à un patriotisme à historiciser, à replacer dans son contexte guerrier, non à du chauvinisme vaniteux, autarcique : Man découvre la musique insulaire et accessoirement la femme de sa vie, bientôt anglophone, via un gramophone, suit ses études de riche rejeton chez les ecclésiastiques britanniques installés à Hong Kong (coutume estudiantine à la cantine amusante, guère ragoûtante).


Ce film gentiment méta – matez le générique prophétique en mode Lumière, remarquez la réplique de mise en abyme à propos de pellicule mondialisée pour répandre partout le wing chun – sur les apparences trompeuses des proches ne pouvait que citer, avec une cohérence narrative infaillible, au risque de l’anachronisme, Nosferatu le vampire de Murnau, quitte à le remaker pour l’épouvante des puristes, en tout cas le temps d’une séquence drolatique de séance horrifique. L’adaptation pirate du pavé en partie épistolaire de Stoker, également témoignage sur la technologie sonore de l’époque, à base de mensonge immobilier, de dangerosité de l’altérité, se glisse avec malice dans le puzzle du biopic excentrique et indique à qui sait voir (morale de l’histoire) où le réalisateur veut en venir. Davantage qu’une biographie, Ip Man : La Légende est née s’apparente à une hagiographie un chouïa déceptive, à une relecture des mésaventures d’Abel & Caïn, à un mélodrame martial mué in extremis en drame familial, en tragédie antique et acrobatique. Pire qu’un hanjian, ces traîtres « ethniques » exterminés sans cérémonie par le gouvernement armé du Kuomintang, dont le véritable Ip Man, opiomane, porta l’uniforme, Ip Tin Chi s’avère en définitive un alien (sens administratif plutôt que stellaire, n’en déplaise à Ridley Scott) schizophrène, un orphelin pas même autorisé à assister aux funérailles de sa mère (la génitrice de Man se signale par son absence). Écartelé entre sa mission d’infiltration et la sincérité de ses sentiments, puisqu’il aime vraiment, depuis l’enfance, celle qui lui préfère notre héros indifférent, il finira finalement par l’épouser, par perdre sa progéniture future à cause d’une fausse couche, entre l’assassinat commis la nuit, moitié enivrée mise au lit, et le rêve d’évasion, de fuite nocturne à trois loin de tout cela – le barrage des supérieurs, du samouraï méconnaissant Melville, s’opère symboliquement sur un pont, reprise inversée du diurne homologue sentimental des tourtereaux quasiment anonymes –, le second fils, magistralement interprété par Louis Fan, croisé dans Connected, constitue en quelque sorte le noir foyer du film, l’élément qui motive et anime la tapisserie soignée, pas une seconde poussiéreuse, du séduisant ensemble.


Certes, Yau ne possède pas une once du lyrisme musical et mélancolique, proustien et morriconien, de Wong, et The Grandmaster, sommet injustement ignoré, poème temporel et sensoriel, demeure situé dans son éther raréfié, au côté de In the Mood for Love et 2046, trilogie apocryphe sur le Temps, les amants, le cinéma conçu en odyssée esthétique et psychique. Certes, certains cinéphiles épris de technique reprocheront au cinéaste d’abuser, à l’intérieur de l’écran large, du grand angle, des mouvements en grue, des plongées géométriques, des contre-plongées iconiques, des travellings panoramiques, des fondus au noir et même des câbles aériens d’antan, de sacrifier la romance miroitée au profit d’un fratricide very psy. Mais la caméra, emportée par l’élan de l’argument, par la chronologie linéaire (une pure hérésie structurelle et existentielle pour le synthétique Kar-wai), ne saoule pas un instant, ne verse pas dans l’hystérie, ne sombre pas dans le vide et ce déploiement généreux d’énergie, cette chorégraphie constante des cadres mobiles rejoint évidemment ceux des corps à l’entraînement, au combat. Yau, épaulé par les précieux Tony Leung Siu Hong (action choreographer) & Checkley Sin (story + chief martial arts advisor), filme remarquablement, avec une lisibilité exemplaire, avec un sens du découpage irréprochable, avec un rythme ad hoc, les moments de lutte, de dispute, ponctuations révélatrices, opposées ou complices, des personnages, de leurs relations. Contrairement à la majorité du dispensable ciné US spécialisé, l’action à l’Est ne sert plus d’adjuvant, de piment ou de glacis joli, d’enfer spectaculaire – elle appartient à la narration, elle fusionne avec la caractérisation, elle implique une identification du spectateur (surtout occidental) ravi, ivre des chorégraphies viriles en rime à la calligraphie mélodique disons d’un Minnelli.


Apprécier aujourd’hui, huit ans après sa sortie en salles, Ip Man : La Légende est née nous ramène d’une certaine manière au cinéma de John Woo, constellation de mélodrames, c’est-à-dire, étymologiquement, de drames musicaux (et homos, rajoutent les exégètes aventureux ou paresseux), de cartographies eschatologiques, particulièrement The Killer et À toute épreuve, diptyque dédié à un monde en train de s’aveugler, littéralement, de s’enfoncer dans une épidémie (hôpital létal) panique pas seulement imputable à la Rétrocession. Sans atteindre la magnifique noirceur urbaine (et chrétienne) du styliste suprême depuis reconverti à l’épique, Yau parvient à infuser dans son esquisse un peu lisse – Dennis To, précoce champion de wushu, crédité en martial arts consultant, tu m’étonnes, se débrouille bien, malgré tout limité par la caractère presque sacré de sa persona – suffisamment de détresse et de tristesse pour la rendre attachante, vivante, irréductible à un dispensable divertissement historique destiné au marché international, mondialisation cinématographique oblige. Passant de Jules et Jim à Scanners, Ip Man : La Légende est née retravaille des motifs fameux, notamment celui de l’apprentissage en solitaire auprès d’un maître âgé déguisé en vendeur de médocs, délicieux caméo gérontophile et d’adoubement du descendant direct de Man, à savoir Ip Chun. Il égratigne la collusion de la police (chinoise) et du banditisme (japonais), il émeut avec un seppuku improvisé de soldat blessé, in fine identifié en Tanaka Eiketsu, pauvre vaincu. Une lettre d’information, faustienne, pacte avec l’adversaire découvert par le successeur scolaire, à occire illico, répond à une lettre (d’amour) ratée, point remise en mains propres, une pensée pour l’inconnue déprimée d’Ophuls, années passées, perdues, sublimées par WKW, désormais simplement effleurées en montage alterné, signé Azrael Chung.


Yau, à la filmo imposante, peu disponible, parfois directeur de la photographie – Joe Chan éclaire le prologue puéril en sépia, les couleurs adviennent à l’adolescence –, par exemple sur Time and Tide de Tsui, se refuse au pathos, au didactisme, il pratique l’ellipse (neuf ans s’écoulent durant un panoramique circulaire) et s’abstient de positionner ses protagonistes féminins à la périphérie du masculin récit, fi de médiocre misogynie, de repentance bien-pensante, car les femmes, dans le sillage de Cheng Pei-pei ou Maggie Cheung, (la regrettée) Anita Mui et Michelle Yeoh – Heroic Trio, indeed, chez Johnnie To ou en dehors – s’affichent fières de leur savoir-faire, pas uniquement à la castagne, ni victimes délatrices de notre minable modernité, ni mamans à admirer ou putains à mépriser, mes amitiés à Eustache. L’égalité, la parité, le romantisme solaire ou enténébré, Herman Yau sait les manier, ouvertement, pas en militant. Le scénario d’Erica Li & Lee Sing offre à Rose Chan (elle chantonne itou, sur l’air importé précité), Huang Hui, Liu Bernice Jan des silhouettes intéressantes, attachantes, et Ip Man : La Légende est née envisage trois visages de la féminité, Cheung Wing Shing, fille friquée d’adjoint au maire, lectrice de Jane Austen sans orgueil ni préjugés, olé ; Li Mei Wai, cuisinière amère et réjouie de triples bâtonnets frits, récipiendaire (avec son mari bientôt, par défaut) d’une paire de pendentifs de jade ; Kitano Yumi, messagère de malheur, amazone atteignant Man de sa pointe perçante, homme au complet blanc, au long bâton, aux prises avec une armée de ninjas très énervés, avant de se briser la colonne vertébrale contre un pilier phallique.


N’oublions pas la jongleuse au diabolo giflée-terrassée en public par l’arnaqueur réclamant des dollars pendant la fête des lampions, le panier providentiel de Wing Shing préservant Mister Ip, occupé à recadrer les cailleras du coin, d’un hachoir redoutable. La fille de l’officiel, mélomane au seuil du bovarysme accro au célèbre Greensleeves, opus du roi Henri VIII énamouré de l’indépendante Anne Boleyn, chanson d’amour rejeté, facturé, tressée à l’estimable partition originale de Brother Hung, qui fait sourire l’auditrice prêtant à raison du « caractère » à l’élue récalcitrante, suggérera plus tard au disciple zélé d’exercer ses pensées en remplacement de martyriser son « bout de bois » immobile, muk yan jong (mannequin à marteler) démultiplié pour les multiples marmots et gamines ; Man lui rétorque qu’il collera son nom dessus, tendre tabassage aussitôt moqué, nié. Quant au meurtre du directeur de l’association sportive, second père pour Tin Chi, il suit les préparatifs et le déroulement express d’une cérémonie de mariage assez fastueuse, ironie belle et cruelle. Outre procurer le plaisir évident de retrouver les vétérans Sammo Hung (exercice duel d’anthologie, yeux bandés), Lam Suet (revu récemment en taxi driver à demeure dans Breaking News), Yuen Biao (Bruce à rebours), généalogie de cinéphilie, le conte adulte d’éducation et de résistance se focalise sur la famille, espace de tensions, territoire de transmission autant que de conservatisme, arène intime où se débattent tradition et modernité, en matière d’arts martiaux et au-delà. La cellule de sang, de décision, concrète ou catégorielle, vaut pour la société elle-même. Quand le vieux sage, apparemment peu outragé par les ans, prône la « flexibilité » (pas celle de l’emploi menacé en nos contrées), se permet de tirer l’oreille du jeunot déjà renommé, star surprise de trottoir, lui enseigne la technique du « doigt ciblé » (elle servira à se débarrasser du boss rétif à accepter les yens de la chambre de commerce), l’informe de son originel pedigree, Man, fan, fond et se donne à fond, enrichit ses acquis au contact des coups bas, des jambes hautes, la réunion des écoles séparées, hostiles, à saisir en gage de réunification nationale, d’identité différenciée, non plus conflictuelle, parvenue à une maturité physique au sein de la Cité (retour détourné à la politique antique).


Avec son cauchemar prémonitoire, son cercueil aérodynamique, sa revanche de douanier entêté, avec son fils indigne et néanmoins digne de son père putatif, héritier de sa stratégie des affaires (parage pragmatique des marionnettistes lors des festivités supra), avec son pied de nez de coda maternelle, le petit Jun dans les pas de son papa, préférant cependant, à l’appel de sa maman, manger à s’entraîner, Ip Man : La Légende est née développe la thématique du regard, de la réalité à sonder différemment, de l’ombre à suivre au lieu de la main à observer – un esprit cartésien-confucéen guide la danse de défense – et la scène de l’entrepôt du port, dans laquelle Ip règle son compte à Kitano, en dépit d’un aveuglement au ciment, se manifeste en acmé, en correspondance à la projection du vrai-faux Murnau, lorsque Wing Ching détournait ses yeux de L’Écran démoniaque décrit par Lotte H. Eisner, couvrait son visage de ses paumes devant le vampire à la voix envolée. Une fois la belle-sœur décrochée, délivrée de son filet, sirène décidément portée sur la pendaison, une fois les flics dans la place, ouvrant des caisses remplies de petits Japonais désorientés, boucle bouclée, cycle infernal, Man, Li Mei Wai soutenue dans ses bras, apparemment chevalier blanc de « demoiselle en détresse », en vérité vainqueur livide à la Pyrrhus, paraît aviser, par une astuce de montage, son frère et sa femme dans un miroir, trop parfaite image du bonheur sans nuages, de l’harmonie maritale, de la mascarade conjugale. Le plan participe de l’entreprise réflexive, mais Herman Yau ne s’attarde pas, n’en fait pas tout un plat, cède à son compatriote esthète, pareillement et contradictoirement biographe du grand maître, les joutes philosophiques au crépuscule des « années sauvages », en effet. 


Le film, relativement bref, quatre-vingt-quinze minutes au compteur, à comparer avec les cent trente de la version director’s cut de The Grandmaster, avant sa réduction à la con concoctée par Harvey Weinstein, encore co-patron de Miramax, pas encore épouvantail féministe, passons, s’achève en 1929, date de crise économique en Amérique, de renaissance à Foshan, de changement dans la continuité, pas pompidolien, en accord avec le Carpenter de Fog. Exit John Houseman en conteur de terreur, bienvenue à Yuen Biao ressassant les exploits paternels à une assemblée mixte de mioches conquis, parmi lesquels, comme dit au-dessus, figure le fils d’Ip Man, fin optimiste, un peu triste, pour un ouvrage recommandable à défaut d’être admirable, la preuve supplémentaire, altière et populaire, que ce cinéma-là n’en finit pas de nous plaire, de nous dépayser avec familiarité, de nous interroger au moyen de ses moralités en action(s). Le ciné d’Asie, dans sa splendeur, sa modestie, me réconcilie, merci à lui, avec l’art des imageries, avec l’image des hommes et des femmes, avec la vie sans signification, sans pitié, pas sans noblesse, pas sans beauté.

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