Visitor Q : Happiness Therapy
Visitation laïque et lubrique par un « sauvageon » pas con et finalement fraternel.
Imaginons Théorème au Japon. Miike filme fissa en DV modique une histoire
d’amour et d’humour pour une collection thématique. À partir d’un scénario du
fidèle Itaru Era, il délocalise et corrige les Atrides du côté de Tokyo.
Radical, sentimental, il achève sa cartographie d’une famille foutrement « dysfonctionnelle »
sur une madone nippone, mère nourricière littérale à l’unisson de la sucrerie
musicale à propos de mer immense et de persistantes bubbles of water. L’ancien élève de Shōhei Imamura dialogue avec le
synchrone De l’eau tiède sous un pont rouge et ose le squirting calorique, prière de se munir
d’un parapluie même transparent. Sa femme fontaine aux tétons si durcis jouit
des jets immaculés, tapisse le sol de la cuisine du lait de sa « tendresse
humaine » shakespearienne. Son fiston adepte et victime de la baston se couchera
dedans, remerciera l’étrange étranger, en cuir noir et chemise écarlate, à
l’initiale anonyme ou ironique, comprendre cue ?,
venu détruire la tribu, c’est-à-dire la ressusciter, la réorienter, « caméra
au poing » comme naguère dans C’est arrivé près de chez vous. L’alter ego mis en abyme du cinéaste
stakhanoviste semble s’inspirer de Nietzsche incitant à philosopher muni d’un
marteau : une grosse pierre fracassera le crâne du père puis de la fille
afin de leur « remettre les idées en place », de les réveiller de
leur rêve infernal, écoutez-moi ce vent sépulcral sur la bande-son, son de
saison pour perversions multiples. Home
movie, « documenteur »,
farce scatologique à la Marco Ferreri, comédie noire conclue en douceur, par
une coda poétique, pacifique, qui déplaira aux progressistes, aux féministes, qui
délectera les amateurs de « lactation », l’une des « niches »
candides du X en ligne, sorte de pietà-tétée
à trois, Visitor Q peut en outre faire penser à un Martyrs ludique, moins et
davantage politique.
Notre Miike, bientôt touriste mutique
d’atrocités pour le premier volet de Hostel, déjà auteur du remarquable
et remarqué Audition, du making-of
de Gemini,
du plus dispensable et contemporain Ichi the Killer, pas encore de
l’éprouvant et ravissant La Maison des sévices, l’un
des meilleurs items de la sympathique
série Master of Horrors, enrôle dans sa sociologie à domicile, dans
sa thérapie au forceps, la
dessinatrice Shungiku Uchida, dont nous célébrions récemment l’auto-scénario
adapté de son propre manga, l’émouvant At the Mercy of the Darkness: Ayano's
Bizarre Delusions signé Naoyuki Tomomatsu. Femme battue, femme
boiteuse, femme fouetteuse au ceinturon pour client prévenant posé devant une
croix de saint André, femme in fine
radieuse, découvrant le plaisir après le pire, femme louve et Diane chasseresse
à tournevis planté en pleine tête d’un des tourmenteurs du fils, femme complice
de son mari massacreur de harceleurs, accessoirement nécrophile au pénis
prisonnier de la « rigidité cadavérique » utérine de sa consœur violée-étranglée
par ses soins, gare aux merveilles concrètement merdiques d’outre-tombe, merci
au kilolitres d’huile et de vinaigre séparateurs vidés dans une baignoire
étroite, elle représente la colonne vertébrale du métrage, son point focal, son
ancrage dans une chair couverte de cicatrices, mûre de malheurs, dans un réel
curieusement familier malgré ou grâce au excès du spectacle assumé, pas
décérébré. L’ami Miike ne cadre pas avec une précision de chaque plan, une
énergie contagieuse, généreuse, respectueuse, des pantins de provocation, des
figurines arty pour festival
occidental.
Il se tient au plus près, souvent en
plongée, d’individus jamais dénués d’humanité, d’une possibilité de se
racheter, y compris dans des actes que condamne la morale, au cinéma et au-delà.
Maman se came dans la cuisse, rime physique, diégétique, à l’égérie du Festin
nu relu par Cronenberg, et les deux films agissent sur la rétine, sur
le cerveau, à la façon d’un bad trip,
d’un voyage immobile au sein d’un bestiaire pas si malsain. Fi de la mélancolie
canadienne, de l’enculage métaphorisé dans une cage à perroquets,
copulation monstrueuse à l’image des adolescents pendus et en rut de
Burroughs : Visitor Q privilégie l’inceste père-fille et la prostitution
maternelle occasionnelle, héritage d’outrage à la Kitano propice à démoraliser un
marri Mizoguchi. Au lieu des « femmes galantes » de mélodrame, voici
des coupables innocentes, des corps à louer, à filmer. Le pudique Takashi cède
alors l’objectif guère dogmatique, un salut au fumiste Lars von Trier, à ses
acteurs en sueur, à l’abri d’une chambre close à faire rougir Gaston Leroux.
Comme Katsuni aka dorénavant Céline
Tran + Rocco Siffredi dans le redoutable Fashionistas Safado: Berlin de John Stagliano
après lui, les interprètes s’improvisent vidéastes. Les régimes d’images
varient et cependant se réunissent dans une identique texture impure, un
organisme agressif à l’empathie sincère à peine dissimulée sous la surface de
neutralité balancée en pleine face. Le directeur de la photographie Hideo
Yamamoto éclaira Hana-bi et Visitor Q adresse un clin d’œil de private joke au chef-d’œuvre du peintre
polymorphe lorsque des feux artifices nocturnes, joujoux de voyous, transpercent
la piaule du lycéen bon à rien, pas même à déféquer sur commande, sous la
menace, illico cadrée au caméscope
par le paternel épris de journalisme sensationnaliste et de gonzo agrémenté de saké.
« Film d’horreur(s) » libre
et sans peur, film sur le bonheur poursuivi selon la manière forte, conduit par
un auteur doublé d’un amuseur, film gifle assénée à la bienséance, à la bien-pensance
du public de l’archipel et par-delà, Visitor Q accumule les contraires,
décrit des femmes maltraitées, libérées, railleuses et malicieuses. La fille désapée
de son uniforme scolaire, dotée d’un appareil photo numérique réflexif, reproche
à son géniteur pris de remords d’être un « éjaculateur précoce » ;
la mère, croquant un concombre phallique, recadre son misérable minet à
martinets bien rangés par un couteau de giallo. On ne s’ennuie pas une seconde ici,
on sourit, on se désole, on s’affole, on se gondole. Les films aimables, bien
coiffés, bien habillés, qui sentent bon le « message » de missel, la
beauté de publicité, l’argent des contribuables et les montages financiers de
sociétés privées, qu’ils aillent se faire voir ailleurs, qu’ils aillent
récolter les récompenses des frileux, des consciencieux, des révulsés, des
épiciers. Le ciné de Miike sent la merde et la rose, réjouit et indispose,
pratique la plaisanterie sexuelle, sexuée, à la Tsukamoto et retravaille l’immobilisme
domestique d’un Ozu, l’anarchisme d’un Ōshima, voilà, voilà. Il s’agit bel et
bien d’un cinéma de guérilla, exécuté dans l’urgence, conçu avec conscience.
Avec ses questions directes « d’exosquelette »
à la Kubrick, souvenez-vous des « chapitres » de Shining, du bouquin de
Michel Chion, patronyme pour l’occasion idoine, avec sa vraie-fausse enquête
médiatique sur la jeunesse tokyoïte, avec son raton laveur de zoo baptisé mis
en valeur au JT, tant pis pour les déclarations discutables du Premier ministre
local, avec son puzzle trop sage, son
saccage en raison d’une mauvaise brosse à dents et son maquillage consécutif au
« chou biologique », avec son père vénère jadis sodomisé en vidéo via son micro, avec sa robe en sac poubelle et sa serre de cimetière, Visitor
Q sonde d’un regard adulte et drolatique l’anesthésie de ses
concitoyens, en Europe tout va bien, hein, restons sereins, la banalisation d’une
violence exercée dans les sphères publique et privée, enregistrée en continu en
snuff movie orientalisé, parfois aux
allures de bandes de surveillance aux organes génitaux traditionnellement
floutés, le voyeurisme du spectateur friand de trash pris à son propre piège régressif, en écho au fils espionnant
les jeux humides entre partenaires consentants. Si le visiteur providentiel
embrasse sans perversité l’ado sur le dos, s’il sème des pièces à assembler qui
rappellent les cailloux du Petit Poucet, nulle surprise ni méprise : l’opus de Takashi Miike s’apprécie aussi
en conte de fées excité, énervé, parfumé aux odeurs intimes émanées en
dévoilement d’adultère.
Au début du film, la fille affirme au
père que les Japonais juvéniles incarnent « l’avenir sans espoir » du
pays – ce titre révoltant et charmant démontre outrageusement et intelligemment
le contraire, ni débraillé ni désespéré, d’actualité aujourd’hui et depuis
l’Antiquité, rempli de valeur(s), de saveur(s), dans sa fureur, sa chaleur, sa
lueur.
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