Un jour sans fin
Mélancolie du mercredi après-midi, le jour décrété des enfants petits et grands.
Les hommes naîtraient/demeureraient donc
« libres et égaux en droits », nous dit une docte déclaration
citoyenne du siècle de Sade, avant de rajouter dans le même article premier une
précision sibylline à propos de « l’utilité commune » des
« distinctions sociales » (« Pour que tout reste comme avant, il
faut que tout change » reformulerait le Tancrède pragmatique du Guépard
de Lampedusa puis Visconti). Ce double postulat ne concerne pas le cinéma – il
concerne à peine les hommes et les femmes au-delà, ailleurs peut-être un peu
moins qu’ici, certes. Chaque semaine, des dizaines de titres échouent dans les
salles, échouent à y rester. Quand j’écris, je souhaite que tu me lises ;
quand tu filmes, je désire le visionner, aussi laissons l’élitisme des happy few à l’auteurisme subventionné.
Existe-t-il un cimetière des longs métrages, à l’instar de celui des
éléphants de Tarzan (ou d’Eddy Mitchell) ? Pas totalement à tort, les
mauvaises langues indiquent la direction des cinémathèques, ces temples laïcs,
ces mausolées ludiques, où déjà se remémorer un art affabulatoire à moitié
dépassé par le jeu vidéo, par le storytelling
politique, par le maillage numérique riche en rumeurs, à demi submergé par l’audiovisuel
défini-soumis au flux continuel. Tonneaux des Danaïdes et tombeaux climatisés,
les cinés déversent sur les rétines démocratiques, consentantes, encore
conquises, leur ration hebdomadaire de « nouveautés » si vite
anciennes, démodées à la Coco Chanel, de « sorties » enfermées dans
l’obscurité, ensuite douées de « nomade » ubiquité (cellulaire, en
plein air). Ces produits placidement perfusés à la TV, financés par des
montages emboîtés de sociétés privées, promis à la paresse de la presse, aux
festivals bancals, aux cérémonies entre amis, désolantes et autarciques remises
de bons points malsains, qui s’en souviendra, qui s’en souciera, disons dans
une décennie ?
Combien d’actrices aujourd’hui
connues, sinon reconnues, pas seulement dans la rue, retourneront bientôt à
l’anonymat, à l’amnésie, maladies auto-immunes d’une industrie basée sur la
nouveauté, sur la « fraîcheur », à l’unisson des étals d’une
poissonnerie, voire d’un trottoir de prostitution ? Pourquoi toutes ces têtes
d’affiches et leurs cinéastes serviles ne connaîtraient-elles pas, à leur tour
de désamour, le règne de l’obsolète (« principe d’obsolescence »,
ruine programmée par le marché mondialisé afin de se perpétuer), la réduction lapidaire
à une notice de dictionnaire dit spécialisé ? En vérité subjective, l’amas
de mets ne donne pas envie de manger, la profusion suscite la confusion, le
tout finit par équivaloir au rien. Jamais personne ne verra la totalité des
items disponibles au coin de la rue ou dans un recoin de PC. Une vie entière
ne suffirait à faire le tour des trésors plaqué or catalogués sur les sites de streaming. Toute une armée monomaniaque
ne parvient à écumer la camelote HD des supermarchés, le cinéma transformé en
cela, une marchandise parmi d’autres, un article à écouler, à positionner, à
solder, pour lequel seule varie la date de péremption (la DLC vaut bien le DTS,
non ?). Dès les années 70, avec des talents respectifs, Bryan Forbes,
George A. Romero et Claude Zidi cartographiaient l’espace économique et
symbolique de la société occidentale, y introduisaient des automates, des
morts-vivants, des amuseurs (de malheur) pour trois moralités maintenues d’actualité,
malgré le « commerce en ligne » (revoyez Les Femmes de Stepford,
Le
Grand Bazar, Zombie). « À consommer avec
modération » lit-on au rayon des alcools : derrière l’hygiénisme et
l’hypocrisie se lisent un impératif catégorique et une retenue intéressée (les
fournisseurs de « grande surface » ou du « petit écran » ne
redoutent rien tant que la rupture de stock,
la césure d’imposture).
Sous l’abondance, embuscade de
l’errance. Sous la satiété, dégoût de la nausée. Il ne s’agit pas de prôner, en
réaction d’auto-proclamés « insoumis », je ne sais quel
malthusianisme cinématographique, d’inciter à un eugénisme des budgets, des stands, à un pilotage étatique des
plates-formes. Il convient plutôt d’accorder une pensée à tous les films
mort-nés, avortés, aussitôt évacués qu’accouchés. Matrice mortuaire (et nos
mères nous enterrent), la salle de cinéma, « en dur » ou
dématérialisée, domestiquée à domicile, avec ou sans la panoplie technique du home cinema,
enfante et pratique l’infanticide du même élan désarmant. Le séquoia de
Madeleine/Judy dans Sueurs froides peut bien lui filer le vertige, avec ses cercles
concentriques et chronologiques ironiques, regarde à quoi se résume ta
dérisoire durée terrestre, Eurydice funeste exilée à San Francisco,
l’exposition se compte en semaines, en séances « spéciales »,
ponctuelles. La vidéo, peu importent ses défauts, se tient du côté de la
réminiscence. La projection, immatérielle par définition, juste un rayon de
lumière, un « ruban de rêves » en apesanteur, se situe dans le champ
de l’instant, pas du permanent, et son étendue limitée, chronométrée, relève de
l’expérience, pas de la rémanence. Au ciné, impossible (en tout cas en 2018) de
faire une pause, un arrêt sur image, de revenir auparavant ou d’accélérer le
défilé. Au ciné, on perçoit pleinement un « temps scellé », pour
parler comme le tovarich Tarkovski. Pour compenser l’angoisse en filigrane de
perdre ainsi les pédales de son plein gré, de se soumettre à l’horloge
impitoyable, baudelairienne, il nous reste le pop-corn, part non négligeable des recettes d’exploitants, surtout
outre-Atlantique, et accessoirement les attouchements des amants, manière
intime de redevenir maîtres du temps, de s’exclure provisoirement de
l’écoulement, de l’immobilité momifiée, par une diversion de saison, de salives
et de fluides (« vitaux » avoue le gradé turgide de Docteur
Folamour).
Le mercredi scopique instaure une
routine et nous fait sortir de notre quotidien, de nos fictions guère
folichonnes. Il nous hypnotise en façades de marquises et nous ramène à notre
néant. Ses promesses prodiguent autant l’ivresse que la tristesse. Sisyphe de
fauteuil en velours, tu redresses le chef, tu régresses au chevet des contes de
fées (retour à la mère, en bonne orthodoxie psy), tu partages un moment avec
des gens, tu fais sécession d’avec les milliards d’histoires vraies elles-mêmes
en sursis, sous peu adaptées au miroir fêlé. Et pourtant le rocher recommence à
tomber, et néanmoins Shéhérazade, à présent gentiment féministe, rebaptisée
Lara Croft ou Wonder Woman, risque tous les soirs de se faire égorger. La
narration de « marronnier » (ces sujets réguliers, de calendrier,
abordés en presse écrite) évoque une évasion, une introspection, une
contamination et une salvation. S’arrêterait-elle que la planète cinéma ne
tournerait plus rond, à vide, que la consommation des images en prendrait
ombrage, perdrait son lustre sucré, sa parure illuminée, sa sociabilité pour
sociologues. Si la cinéphilie s’apparente à une forme de nécrophilie,
l’écriture critique rejoue (en replay
ou pas) la réanimation. Dépoussiérer, déterrer, exhumer, ressusciter, sur ce blog et en dehors, j’analyse en
thanatologue, je célèbre en embaumeur. Car la mort ne conclue pas la vie, pas
uniquement, mais s’inclue en elle, à chaque seconde du semainier, du programme
à remanier. Raison supplémentaire d’apprécier sa propre respiration, d’essayer
de l’insuffler à des textes-palimpsestes consacrés à des films datés,
intemporels, contemporains, méconnus. Motif de se réjouir du pire, de chercher la
lumière au cœur des ténèbres, mes amitiés à Conrad davantage qu’à Coppola, de
creuser avec vivacité, gaieté attristée, ma tombe (et la tienne, lecteur, ne t’en
déplaise) non plus avec ma fourchette, désormais avec mon clavier.
Oui, l’épiphanie du film qui vous
sauve la vie, qui la rend plus dense, plus intense, se fiche à vrai dire du
rite rassurant-épuisant du mitan, comme on se fout du soleil, comme il sait
insupporter en été, tout en étant, à distance raisonnable, indispensable et
fréquentable. En définitive, le cinéma survit à beaucoup (de minables téléfilms
distribués en salle), y compris à ses sorties, à ses simulacres, à son décès
sans cesse repoussé, conjuré, arrivé à notre insu, bien ou malvenu. À défaut de
retrouver l’éternité d’un Rimbaud, sachons nous prémunir de la masse (des
métrages trop sages, des lieux communs à demeure, des jugements privés
d’arguments) et nous garder d’être accro au chrono. Cueillir le jour ?
Accueillir la nuit.
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