The Premonition : La Main sur le berceau
Enfermer tel Foucault sur des rives placides, ou alors s’identifier aux
déclassés.
Ce mélodrame maternel sur fond de « précognition »
mérite son exhumation. Inédit en salles hexagonales, pourtant présenté au
Festival d’Avoriaz un an avant Carrie au bal du diable, il possède
quelques harmoniques, au moins thématiques, avec le juste-futur récompensé.
Ni virtuose ni bouleversant, le métrage charme autrement, par sa modestie, sa
sincérité, sa singularité. Disponible en ligne dans une VO de VHS sous-titrée
en grec, cosmopolitisme sympathique à l’ère du numérique, il conserve son
climat particulier, jamais arty,
souvent weird. Démuni, visiblement
privé de moyens, sombré dans l’amnésie du marché, dans l’oubli de la
cinéphilie, de surcroît supposée spécialisée – les genres n’existent pas,
n’existe que le cinéma –, il s’apprécie à sa mesure débarrassée d’impostures,
de boursouflures. Tout commence comme dans Le facteur sonne toujours deux fois :
substituée à John Garfield, une femme descend d’un autocar dans une fraîche
petite ville de province. Derrière elle, une fête foraine évocatrice, sinistre,
en écho à celle de Carnival of Souls ou de Joyland (Un été 42 relu par
Stephen King). L’inconnue vient chercher, enlever, une gosse prise en photo par
un étrange clown au maquillage de
larmes, à l’aura des mimes
métaphysiques d’Antonioni (remember la
clôture tennistique de Blow-Up). Puisque me hérisse le hasardeux hasard, je rappelle aux amnésiques que Michelangelo présidait le jury sur
les cimes en 1976... Face à ce premier couple à la fois mal assorti et
complémentaire, d’anciens pensionnaires d’institution discutable, une seconde
mère, adoptive, vit dans l’oisiveté picturale de sa gamine prise en modèle, dans
l’ombre de son mari, scientifique d’astrophysique au physique de Christopher
Reeve portant les lunettes de Clark Kent, dans l’angoisse de visions violentes
qui la dépassent.
Un cinquième élément, pas celui de Luc
Besson, non merci, intervient en la personne d’une collègue londonienne éprise
de parapsychologie, à la peau noire, au regard tendre. L’argument de « réalisme
social » se voit ainsi contaminé par la dimension « fantastique »,
reflet du récit en partie basé sur le home
invasion, ce motif tellement familier
au ciné US, imagerie territoriale régulièrement mise à mal, aux racines
historiques à situer autour de 1492 puis dans le western vécu, reconstitué, peuplé de terres à conquérir, de forts à
défendre, tant pis pour les quelques indigènes amérindiens déjà là, on s’en
chargera, les gars (d’Europe de melting
pot). Film de classes et de paysages,
The
Premonition se passe au Mississippi et dans sa lenteur, dans ses
couleurs, dans son étrangeté désargentée, parvient à capturer quelque chose de
la langueur du fleuve, de sa lumière, de sa pauvreté dépourvue de pathos, une
pensée pour Mark Twain. Film sur une certaine Amérique, pas celle de Ronald
Reagan & Donald Trump, sur une Americana
de caravanes, de laboratoires, de taudis ou de nid (pas si douillet), The
Premonition évoque pourquoi pas Cassavetes, son indépendance, sa « maladresse »
(raillent les techniciens eugénistes), son amour des acteurs (des actrices), sa
proximité avec les corps (souriez à la logeuse à bigoudis
caricaturée-hypnotisée par sa TV), les énergies déployées durant la scène,
fantastique du faux-semblant saisi dans l’instant immanent. Certes, Robert
Allen Schnitzer abuse un brin de la caméra portée, des zooms avant et arrière, l’ensemble parfois plombé par une semblance
de téléfilm psychologique ou de soap
sudiste, mais ces défauts formels et structurels s’avèrent finalement
résiduels, ne comptent guère devant le résultat final, sa sorcellerie
sensorielle.
The Premonition vise à créer une atmosphère, vise le
lyrisme, notamment au cours de la coda, terme idoine, littéral, musical, car
les retrouvailles s’accompagnent au piano partagé, concert nocturne improvisé,
encadré par la police, avec un avatar de Véronique Sanson sur un podium urbain (sorte de monument aux
morts) entouré d’un public de happening
(la mise en scène et les fringues nous ramènent fissa aux seventies). Il échoue et réussit en même temps, emporté par un élan
sous-jacent de folie, de traumatisme, de déréliction généralisée. Apparemment,
tout le monde aspire à la sacro-sainte « normalité », John Merrick,
François Hollande ou les couples du « mariage pour tous » ne nous
contrediront pas. The Premoniton aborde cela, le montre et le démonte, donne à
voir le caractère illusoire des unions, la nature impure des aspirations. Jude
s’éprend d’Andrea qui ne l’aime pas, voudrait fonder un foyer, s’installer,
jouer au père par procuration. Il finira par tuer l’étrangère, voleuse en robe
rouge de poupée jaune démembrée, décapitée, un salut à Hans Bellmer, présage de
sa propre mort hors-champ, de son pauvre cadavre aux bas filés, sèchement repêché
dans un lac arpenté à l’aube, suite aux indications de sa rivale voyante. Miles
(allusion aux Innocents ?) aime sa femme (chérie) Sheri et pourtant
s’accorde une soirée d’adolescent au bras de la nouvelle venue refroidie par
son alliance, virée en manège au bord de l’adultère « inconscient »
rajoutent les analystes (notez que ce type de divertissement attristé, de
solitude parmi la foule, rime avec les épilogues de Panique et du Sang
du châtiment, correspondances de réminiscence à défaut de Baudelaire).
La normalité ne signifie rien, elle
peut même équivaloir au pire, lorsqu’elle se réduit à une normalisation, à une
norme restrictive, voire coercitive. Le fascisme et le nazisme, ces deux
maladies mentales politiques, se targuaient d’être des idéologies normales,
admirables, fréquentables, se gargarisaient avec la santé des squelettes et des
esprits : méfions-nous tout le temps et partout de l’hygiénisme, du
conformisme, du conservatisme et de l’idéalisme. La « cellule familiale »
peut vite s’apparenter à une cellule d’hôpital (psychiatrique), à une fiction
fragile, à un cauchemar mortel. Le bonheur, laissons-le à ceux qui y croient,
en font le commerce mercantile (au cinéma, au-delà) ou l’expérience éphémère,
mélangée. Dans la « vraie vie » et dans la diégèse de The
Premonition, ne pullulent pas les parangons, ne se multiplient pas les
salauds (quoique), sartriens ou point – on croise des hommes et des femmes
imparfaits, déterminés par la trivialité, libres d’évoluer, de s’améliorer, de (re)construire
à deux (ou à plusieurs), peu importe « l’orientation sexuelle », ou sinon
de se détruire en tandem, de se
massacrer à force de se dire je t’aime (cependant poids du célibat). Le silence
de la brunette kidnappée paraît très éloquent et annonce le mutisme traumatisée
de la blondinette de Chromosome 3 : regarde, ma
grande, ce que (te) font tes parents, comment les adultes se comportent de
manière irresponsable, redoutable, comment, au nom de la culture (sociale) et
du culte (commercial), ils (se) reproduisent la panoplie du système occidental,
sa place à l’intérieur acquise au prix du confortable malheur, son « placement
de produit » élargi des objets aux sujets, baisons, marions-nous, faisons
des mioches, achetons une maison, une voiture, un chien, vivons cette vie sans
horizon, normale au point d’abriter des monstres humains, trop humains à la Michael
ou une autarcie de promiscuité, en coupe réglée, cartographiée en banlieue
parisienne dès les années 60 par le Pialat froidement énervé de L’amour existe.
Il convient de saluer le casting, de citer les noms d’Ellen
Barber, Sharon Farrell, Chitra Neogy, Edward Bell, Jeff Corey (flic sceptique),
de souligner que Richard Lynch, plus tard némésis soviétique de Chuck Norris
dans le paranoïaque Invasion USA, demeure l’un des acteurs les plus mésestimés de sa
patrie, à ma connaissance seul capable de surprendre, d’inquiéter par un
hurlement grandissant venu de son ventre, de sa gorge, de je ne sais où, effet de
frissons foutrement garanti. Il faut répéter (ou repérer) la valeur vénéneuse
d’effets discrets, images mentales empreintes de puissance poétique, je pense à
cette glace de salle de bains progressivement recouverte d’un « brouillard »
de mauvais augure, avant-goût domestique du pare-brise brouillé causant
l’accident de nuit et l’errance de la petiote vers le parc anxiogène (Fog
rencontrerait Audrey Rose). Depuis passé au petit écran, réinventé en PDG de
boîtes de médias autant créatives qu’économiques, vivant entre l’Arizona et la
Californie (je traduis sa courte autobiographie), par ailleurs auteur du
méconnu Rebel avec Sylvester Stallone entiché de terroristes gauchistes,
bigre, Robert Allen Schnitzer écrit, dirige et produit The Premonition, bien
épaulé par le DP Victor C. Milt et le compositeur Heny Mollicone. En surface,
le film oppose les couples, les couleurs (de cheveux), les statuts, les
situations ; en profondeur, il les associe dans une intime mélancolie. La
rationalité masculine en vient à accepter les prophéties féminines, les deux
camps traditionnels reliés par la médiatrice métissée originaire de Londres. La
ravissante ravisseuse, divorcée d’un compagnon handicapé, relaxée d’un asile
(retour à Cassavetes, à celui, tout sauf misogyne, faisant rimer féminité,
insanité, masculinité, société dans Une femme sous influence), abandonne
au dernier moment l’enfant « biologique », élevée par une autre,
mieux avec elle, pense-t-elle, et le récital, ouvertement sentimental, ne verse
pas dans le triomphal.
Avec son rythme bientôt daté, démodé,
vive la vitesse décérébrée, lacrymale, de Lucas ou Spielberg, avec ses
personnages ambivalents, émouvants, avec sa façon discrète, pas simplette,
d’interroger, de faire ressentir au spectateur les idées-réalités du couple,
de la famille, de la filiation, de la profession, de la tragi-comédie de tous
nos rôles en privé, en collectivité, parure intériorisée, masque cartésien presque
impossible à arracher (et armure pour les jours quotidiennement durs), avec son
enterrement de tortue infantile écrasée par les femelles affrontées, crève-cœur
en sourdine contredisant le titre de travail (Turtle Heaven), l’opus enchanteur en mineur inspire le
respect, suscite la reconnaissance, insinue sa « petite musique »
lucide et anti-héroïque au sein de votre cerveau (de votre rétine). Allez,
laissez-vous tenter par cette curiosité, au risque de peut-être un peu vous
ennuyer ou d’être déçu, tant ma subjectivité ne saurait (ne voudrait) vous
soumettre, tant chacun ne peut, tant pis, tant mieux, que respirer, s’exprimer
à travers son prisme, sa perspective, sa
propension aux (dés)illusions. En tout cas, vous savez dorénavant ce
qu’éprouva votre serviteur non prévenu ni prémuni contre les jolies surprises
du ciné, de la vie, voilà, voici, lecteur et lectrice avertis, deux ou trois raisons
d’aimer (y compris désormais en Blu-ray)
The
Premonition, film mal-aimé (ignoré), métrage (d’un autre âge) vraiment
aimable.
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