Le Dernier Vice-Roi des Indes : Diplomatie
Un microcosme cosmopolite, une
poudrière de frontières, une mémoire intime.
« L’Inde est un navire en
feu » résume poétiquement Pug le conseiller au candide Dickie : pour à
peine quatre euros, dominicale séance sous-titrée de printemps, en tout cas au
cinéma, voici votre serviteur anglophile illico
transporté au creux d’un palais sucré-épicé en 1947. Quand la réalisatrice de Joue-la
comme Beckham et Coup de foudre à Bollywood, pas vus,
pas pressé de les voir, je l’avoue, se préoccupe de partition et de Pakistan,
cela donne un peu Devdas sur La Route des Indes. Certes, le
classicisme frise l’académisme et le complot s’apparente à une imposture. Churchill
cartographe prophétique et cynique, épris du pétrole, protégeant l’Empire britannique
de la Russie soviétique (et des USA en embuscade) ? Laissons les
historiens (r)établir la véracité d’un récit de toute façon suspect, en effet
toujours « écrit par les vainqueurs », précise un aphorisme
pré-générique. La vérité (des mœurs, des cœurs) réside ailleurs, comme diraient
Scully & Mulder. Elle s’envisage sur le visage mélancolique de Gillian
Anderson, Edwina au dos voûté, rousse assourdie et « idéaliste de
gauche » in fine recyclée en militaire humanitaire. Elle se livre sur les
lèvres érotiques de Huma Qureshi, musulmane énamourée d’un hindou amoureux fou,
in extremis revenue d’entre les
mortes à la Hitchcock. Film d’une femme en grande partie porté par deux femmes
très fréquentables, Le Dernier Vice-Roi des Indes ne verse jamais dans le
féminisme médiatique moderne, peuplé de proies femelles et de mâles prédateurs,
rassurante terreur (on dit néanmoins s’y suicider dans des puits pour éviter
d’être violée). Il se préserve également du manichéisme politique, il met en
scène des politiciens guère mesquins, il fait prendre conscience que
l’indépendance redoublée se paie au prix du sang versé.
Les hindous, les sikhs, les
musulmans, les Pendjabis, les Bengalis, les originaires du Surrey ou de
Glasgow, les anciens de Birmanie se retrouvent pris dans le torrent des
événements, l’infléchissent et le subissent. La reconstitution historique, de
classes et classieuse, aussi précise que le nombre des couverts ou des billets
estampillés de Sa Majesté à répartir entre les deux parties du même pays (d’un
seul peuple) coupé en deux, celui des tomes d’encyclopédies et des classiques littéraires
d’Albion à se partager en absurde comptabilité, s’inscrit dans une tradition
cinématographique, l’opus tel un pur
produit British co-produit par la
BBC, le BFI et la branche anglaise de Pathé. Mais elle témoigne en outre d’un
dialogue, sinon d’une dialectique, d’une insularité désormais impossible :
la maison du titre original (Viceroy’s House) conserve encore son
caractère d’enclave coloniale, œcuménique, et pourtant les quartiers réservés à
la domesticité, aux interprètes, brûlent, littéralement, de la haine
intercommunautaire. Surtout, la famille étrangère et sincère dans son
altruisme, dans sa mission de départ puis de diplomatie, observe à cheval les
foules de réfugiés passant devant sa porte, avant de les aider parmi un camp
survolé par une grue panoramique (sur le toit, un gosse traumatisé se tient la
tête en écho au Cri de Munch). Certains tiqueront à la découverte de l’ample
plan aérien, de la contradiction à filmer la misère avec des moyens de riche, déjà le
reproche naguère adressé par Serge Daney au Germinal de Claude Berri.
Provisoirement, acceptons cela, disons que le cinéma, art commercial,
esthétique économique, peut reposer sur le paradoxe, sans totalement résoudre
la problématique, à la fois légitime et inique.
Ailleurs, Gurinder Chadha, ex-documentariste de TV, utilise des
images d’archives des massacres et des exactions de saison, les tresse à celles
de la diégèse co-rédigée avec Moira Buffini (l’anecdotique Tamara Drewe de Frears)
et son mari (collaborateur régulier) Paul Mayeda Berges d’après un bouquin de
Collins & Lapierre et une enquête sujette à caution de Narendra Singh
Sarila, vaccinée toutefois contre une numérique ubiquité imbuvable à la Forrest
Gump. Plutôt que de (se) permettre un révisionnisme inoffensif, ce
montage procède en quelque sorte de la contamination, de l’envers du décor de
la fiction soumise au décorum, même aménagé en cuisine, en gastronomie enfin
diversifiée. Le générique de fin donnera d’ailleurs à voir les vrais
protagonistes du drame, leur ressemblance et leurs différences d’avec leurs
avatars dépourvues de la patine (de la mélasse corrigent les moins indulgents)
du mélodrame. Car le sage métrage, que nul ne confondra avec la fièvre d’un
Lean ou le réalisme d’un Ray (Satyajit, pas Nicholas), constitue en soi un
hybride sympathique, une fusion sans confusion, un métissage exempt
d’outrage(s), au propre et au figuré (la une des journaux se charge d’égrener
les horreurs perpétrées hors-champ). Elle-même à la croisée des cultures, des
parcours, Gurinder Chadha (r)assemble les registres et les imageries,
entrecroise discussions capitales et instants au bord de la comédie musicale (à
la Bombay) ou sentimentale. Roméo & Juliette se rebaptisent Jeet et Aalia,
la romance d’adolescence, forcément tourmentée, contrariée par le contexte,
s’habille d’uniformes de conte de fées, de voiles religieux, de haillons souillés
sur une civière de fortune.
Bien servi par un casting choral – après les dames
admirables, citons les aimables Hugh Bonneville aux faux airs de John Cleese,
Simon Callow au tracé stressé, Manish Dayal à la moustache trempée de larmes +
Tanveer Ghani, Neeraj Kabi, Denzil Smith en triumvirat
énervé, feu Om Pouri en papa aveuglé-exilé, Arunoday Singh en mari promis – et
un Scope équilibré, peu porté sur le pittoresque, le spectaculaire, la
pyrotechnie, Le Dernier Vice-Roi des Indes retrace une fin et un
commencement, une confiance gagnée, perdue, une malédiction de désespoir (et de
démission) réalisée presque à domicile (Mountbatten périra via l’IRA). La fresque vintage,
à défaut de clairement s’extraire du programme dépaysant (dans l’espace et le
temps) proposé par la bande-annonce, parvient à ne céder ni au tourisme ni au paternalisme
(les envahisseurs victoriens divisèrent afin de régner, vieille stratégie
cynique dorénavant muée en situation catastrophique). L’élégance de l’épilogue,
ce sourire au milieu du pire, ces retrouvailles improbables entre les amants
désarmants, blessés au corps, à l’âme, orphelins au sein du destin natal de la
nation (David Wark Griffith filma le sien, valeureux et scandaleux), avec micro saisi par la survivante, sa voix
errante, insistante, déterminante, belle idée de ciné sonore, davantage que
sacrifier au baume d’un happy ending
artificiel, conventionnel, se lisent en acte de foi dans la vie à venir (dans
les villes à rebâtir), dans l’amour plus fort que la mort et la raison
(étatique), dans la force des femmes face à la faiblesse (vengeresse) des
hommes. Edwina, solidaire, absout Dickie, dindon de la farce (ou du pudding), père téléguidé d’un plan
patronymique d’infamie humaniste ou de pragmatisme nationaliste (il s’interroge
au miroir de l’Histoire, pas à celui du narcissisme) ; Aalia, rescapée, semble
consoler Jeet de sa détresse.
Au-delà de cette féminité assumée,
généreuse au lieu d’être agressive, active au lieu d’être revendicatrice, la
cinéaste fait résonner les afflux de population d’hier et ceux d’aujourd’hui,
même si l’exode dédoublé – du Pakistan vers l’Inde et inversement – demeure
dans sa dimension massive et mortelle (quatorze millions de déplacés, un
million de terrassés) incomparable avec le mouvement des « migrants »
(gardons-nous de hiérarchiser le malheur, a
fortiori dans le confort de notre cinéphilie française) et renverse la
perspective, la rétrécit, à l’aide d’une photo en noir et blanc puis couleurs
issue de son propre roman familial avéré, hommage à une autre femme voyageuse
et courageuse, sa grand-mère. Si les hommes – je généralise à dessein –
s’obsèdent de décès, d’individualité, les femmes s’élancent vers l’horizon, la
génération, conteuses au lit (mère planétaire, Shéhérazade en sursis) ou sur un
écran. Il était une fois en Amérique, similaire et contraire récit originel,
mémoriel, pouvait s’interpréter en rêve opiacé d’un héros proustien (notez ici
un Gandhi sereinement endormi durant la liesse de la libération) ; Le
Dernier Vice-Roi des Indes, film plus intéressant que passionnant,
didactique que lyrique, clair qu’assombri (par les tueries, les compromis des
utopies atteintes dans la « vraie vie »), séduit ainsi, au moins le
temps de sa projection au sein d’une salle idéale, attentive, gérontophile, à
la manière d’une rêverie politique, cinématographique, autobiographique.
« To reach a global audience, I
knew that I had to make my film entertaining and accessible » confiait Gurinder
Chadha au Guardian en 2016 – objectif
atteint (après cinq ans de labeur, dont deux mois de tournage in situ) pour une œuvre évidemment
limitée dans le fond et la forme, l’ambition et la durée (cent cinq minutes
pour conter un décompte contre la montre précipité), ne méritant cependant ni
l’indifférence ni le mépris, surtout d’improvisés spécialistes osant donner des
leçons d’équité politiquement correcte du haut de leur blancheur de peau et de
leur point de vue européen (quid d’un
équivalent hexagonal sur la guerre d’Algérie ?). Résumons : s’agit-il
d’un grand film audacieux de géopolitique adulte ? Not at all. Peut-on l’apprécier en tant que divertissement assez
intelligent et gentiment impliquant ? Yes
indeed, definitely.
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