La Peur : L’Aveu
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Roberto Rossellini.
Lorsque Irène, sortant de l’appartement
de son amant, descendit l’escalier, de nouveau une peur subite et irraisonnée s’empara
d’elle.
Mais une fois tombée dans l’infidélité,
elle revenait encore et toujours au pianiste, ni comblée ni déçue, par une
sorte de devoir, par habitude.
– Irène, dit-il, et sa voix avait une
extraordinaire douceur, pendant combien de temps encore allons-nous nous faire
souffrir ?
Elle souffrait encore un peu, mais c’était
une souffrance heureuse et pleine de promesses, semblable à ces blessures qui
vous brûlent si fort avant de se cicatriser définitivement.
Stefan Zweig, La Peur
Si l’essayiste suicidé au Brésil
séduit les épris de psychologie par sa prose viennoise, élégante, évanescente,
un brin écœurante, le cinéaste italien ne lâche rien, livre une œuvre
envoûtante, éprouvante, finalement bouleversante. En réalisateur digne de ce
nom, de sa fonction, Rossellini savait qu’au ciné la pensée se transforme en
action(s), que l’émotion se mue en motion
(picture), y compris dans la lenteur
d’un Leone ou l’immobilité d’un Ozu. Le freudisme, voire le conservatisme,
appliqué à la littérature le préoccupait peu et La Peur, tout en
respectant la trame de la nouvelle originelle, opère un double déplacement signifiant,
essentiel. Six ans après Allemagne année zéro (1948), nous
revoici en Germanie d’aujourd’hui, tant pis pour les plaques d’immatriculation
helvétiques. Après un panoramique vertical sur une cathédrale en figuration de
déréliction, de chute (remember le
clocher fatal de Sueurs froides), accompagné des notes anxiogènes du frérot
Renzo, le film débute dans la circulation nocturne, urbaine, remarquez la
camionnette baptisée Wagner, patronyme des protagonistes, s’intéresse à une
Mercedes suivie à travers des rues vides cadrées au cordeau. Roberto se
souvient de Lang & Hitchcock, le second lui-même influencé par le premier,
reprend pour ses amants (de la nuit, rajoute Nicholas Ray) l’imagerie
géométrique et eschatologique du « film noir », laïcisation sociale
de l’expressionnisme inaugural, par ricochet annonce ainsi l’univers du Krimi.
La restauration numérique rend toute sa beauté d’obscurité au travail des
directeurs de la photographie Carlo Carlini (collaborateur de Fellini sur I
vitelloni + La strada) & Heinz Schnackertz, je pense en particulier à
cette ombre (à la Val Lewton) glissant au plafond tandis qu’Irene marche en
somnambule vers l’échafaud des médocs.
Écrit à quatre mains par Sergio
Amidei & Franz von Treuberg (cicérone puis assistant), monté au millimètre
par la fidèle Jolanda Benvenuti, La Peur, dès le départ, surprend,
inquiète par son climat, brûle à la façon de la glace. Ici, le triangulaire
côtoie le concentrationnaire, le vaudeville convie les valeurs (morales,
maritales), l’anecdotique inclut le politique. D’une Bergman à l’autre :
en 1977, deux ans après Salò ou les 120 Journées de Sodome,
similaire sommet mémoriel et miroité de la décennie, Ingmar sans Ingrid
cartographie le pays maudit (peuplé de damnés précise Visconti), régi par un
émule méta de Mengele, dans L’Œuf du serpent, cauchemar
magistral pareillement estampillé atypique par les exégètes abjects, mes
amitiés à Rivette. Une semblable sensibilité létale imprègne le bref métrage
rossellinien, expérience scientifique et sentimentale menée sur un cobaye connu
de près par un mari rescapé des camps, présage du père pervers de Mark Lewis (Karlheinz
Böhm dans le rôle d’une carrière, saisissant aussi chez Minnelli ou Fassbinder)
selon Le Voyeur, encore un incontournable consacré à la peur, à ses
effets filmés. Point de Sissi à l’horizon, cependant l’argument reprend en le
détournant le poids de l’aveu de La Princesse de Clèves, fameuse acmé
d’analyse d’une passion. Mieux, contrairement à Zweig, Rossellini donne le
dernier mot à l’héroïne et non plus à l’époux jaloux, désolé, justifié
(« C’est à cause des enfants, tu le sais, rien qu'à cause d'eux que je
voulais t'obliger à revenir... »). En vérité, il n’explique rien, il fait
suffisamment confiance au spectateur pour interpréter les motivations
actualisées dans la représentation (sociétale et cinématographique).
Film comportementaliste et mutique, La
Peur parachève la thématique SM de la relation scopique entre Ingrid
Bergman & Roberto Rossellini. Je laisse volontiers aux cinéphiles pétris de
psychanalyse la vie privée du couple dédoublé, bientôt séparé, je préfère lire
dans leurs ouvrages en partage une correspondance de confiance et de souffrance
en écho à la filmo commune de Sondra Locke & Clint Eastwood. Certes, le Romain
n’imposa (au cinéma) jamais à sa muse les sévices sexuels récurrents de
l’Américain à la sienne (viols inaboutis de Josey Wales hors-la-loi
et L’Épreuve
de force, viol accompli en réunion du Retour de l’inspecteur Harry,
par ailleurs relecture de Pas de printemps pour Marnie, retour
à Hitch) et toutefois il l’exila dans Stromboli, l’emprisonna-interna dans
Europe
51, l’incinéra symboliquement (Pompéi mon amour) dans Voyage
en Italie et concrètement dans Jeanne au bûcher. En sus de la spirale
fixe du générique et des assumées transparences en voiture, cette manière de
maltraiter sa chère (et tendre) renvoie de surcroît vers Vertigo à venir – la
première transposition du texte, rédigée par Joseph Kessel, tournée par Victor
Tourjansky en 1936 avec Gaby Morlay & Charles Vanel, s’intitule également Vertige
d’un soir – et Irene écrira avant Madeleine/Judy une lettre d’aveu,
d’adieu, en plan-séquence plus statique, hypnotique, que le travelling circulaire accordé à un
métronome. Et l’ensemble du processus
de mensonge, de tension, de manipulation, de mise en scène mise en abyme,
rappelle le cas Clouzot, meurtrier par anticipation de sa bien-aimée (« Qui
aime bien châtie bien », CQFD) Véra, cardiaque au-delà des Diaboliques.
L’ami Rossellini va jusqu’à faire un
clin d’œil ironique à l’hygiénisme suédois de sa moitié acclimatée, confirmé
par sa fille Isabella au cours de son autobiographie Quelque chose de moi,
quand il (r)accorde la propreté du corps à celle de l’âme, sous les auspices caressants,
littéralement, d’une maternelle nourrice (demain, embrassez les gosses au nom
de leur mère suicidaire), quand l’actrice, frémissante et maîtrisée, incarnation
parfaite du paradoxe de la comédienne – tout exprimer, ne rien ressentir – en
mode Diderot, nettoie du bout du doigt un téléphone (ustensile onaniste du
monologue vaginal de la Magnani dans L’amore) en moderne Perséphone ou
ramasse les débris d’un flacon cassé à quelques secondes de s’injecter du
curare. Dans La Peur, au moyen d’une histoire de boulevard embourgeoisé
(pléonasme), Rossellini s’interroge sur l’état d’esprit allemand, sur la
culpabilité, sur la parole, sur le pardon, sur le poison (littéral ou
métaphorique), il repose les questions de Allemagne année zéro et leur répond,
in extremis, par le salut, dans le
sillage de Voyage en Italie. Les enfants, dorénavant, ne se suicident
plus, Dieu merci, ils oublient d’empoisonner leur papounet, mal éduqués par la
nostalgie nazie, ils planquent une carabine fraternelle et s’attirent les foudres
paternelles sous la forme d’un petit discours moralisateur en réalité adressé à
l’adultère déguisée en Heidi, procédé diffracté déjà utilisé par Pagnol dans sa
féline – pour La Féline de Tourneur & Schrader, Simone Simon se prénomme
Irena, Nastassja Kinski aussi – Femme du boulanger. Plan composé par
paliers, hiérarchie de positions et de situations, non, ma fille, tu ne dois
pas voler, tu dois avouer, tu ne dois pas mentir, tu dois tout dire à ton papa
qui complote contre ta maman infidèle, qui prend sa revanche en blouse blanche
d’habitué de labo sur sa résistance-résilience de directrice d’usine
pharmaceutique (redoutable efficacité du Zyklon B), de conductrice de son
destin et de son auto.
La scène honnête et suspecte se
déroule dans une nature édénique où pêcher loin du péché (le cabaret de la
révélation se nomme Le Petit Poisson,
raffolez de l’affrontement féminin en regard caméra, remarquez le caméo
subliminal de Klaus Kinski en travesti), en famille docile. Cela nous ramène au
film alpestre, à la tradition romantique teutonne, et le machiavélique,
mélancolique Mathias Wieman apparaissait jadis dans La Lumière bleue de Leni Riefenstahl.
Néanmoins personne n’imagine Ingrid Bergman, femme indépendante et star puissante, succomber à une
victimisation sexuée désormais généralisée, cristallisation de domestique
« domination masculine » interposée, tramée au moyen d’une actrice de
quartier énamourée du musicien et complice de l’artifice, elle-même ramenée à
la raison, au réel, par la menace de finir au poste de police. L’éphémère Renate
Mannhardt, émouvante et impitoyable, apporte une véritable épaisseur à sa
silhouette de femme fatale triviale, figure dans le beau et tout autant méconnu
L’Homme
perdu (1951) du lucide Peter Lorre, devant et derrière la caméra,
brouillon orphelin de La Peur en ce qu’il prend acte d’un
passé qui ne passe pas, en ce qu’il sonde une nation pas encore libérée de ses
démons (que ses voisins européens ne pavoisent pas trop, please, surtout au regard des populismes répartis de 2018). Au
temps de Hawthorne, la coupable portait une lettre écarlate, un salut au M connoté,
à la craie, de Lorre par Lang ; en 1954, Irene déchire des lettres
compromettantes et s’emballe pour une bague dérobée à la volée durant un
récital de piano en public prophétique de L’Homme qui en savait trop. Un an
plus tôt, la délicieuse Danielle Darrieux ne rédigeait pas sa Lettre
d’une inconnue d’après Stefan mais s’épuisait auprès d’une paire de
boucle d’oreilles atteinte de bougeotte, avant que son cœur ne cède en dépit
d’un dépôt de la parure sur l’autel d’une sainte.
Notre Rossellini, sorte d’anti-Ophuls,
ne pratique pas la calligraphie sur grand écran, il filme sèchement un champ de
ruines, non plus Berlin dévastée par les Alliés, maintenant un mariage de
naufrage, davantage cramé que celui de Voyage en Italie, in fine
ressuscité au contact des cendres antiques (du temps corrige Wong Kar-wai). Film
au scalpel, au rasoir, film au soleil et dans le noir, La Peur profite du
doublage devenu manifestation phonique au bord du fantastique (lisez mes lignes
sur La
Machine à tuer les méchants), dialogue (de sourds) de voix agitées,
désincarnées, isolées dans le silence d’un monde muet, inanimé, intériorisé, privé
de couleurs, de saveurs, de sueurs. Rome, ville ouverte s’achevait sur
la mort misérable d’Anna Magnani descendue en pleine rue, moment de mélodrame
et de snuff movie orné d’un érotisme funèbre, robe noire relevée sur des bas
identiques, pietà renversée avec
enfant de chœur/de malheur immaculé ; dans La paura, on ne baise
pas, on ne saurait y songer, et Ingrid/Irene, bien qu’elle s’appelle Wagner,
méconnaît les noces atroces du désir et du cercueil, tant pis pour Tristan
& Yseut (Vertigo, again,
Bernard Herrmann se remémorant le prélude du compositeur philosémite).
L’adultère sur les nerfs demeure une mère, la fin heureuse, assez affreuse, de la version
raccourcie, stupidement retitrée Non credo più all’amore, se trouve
chez Zweig, retour à la normale, à la normalité, séparation placée sous le
signe de l’éducation. Face à un amant transparent, à un mari ennemi des armes,
au moins entre des mains enfantines féminines (prière de ne point toucher à mon
pénis), cette Irene-ci, divorcée, regagne la campagne et se consacre à sa
progéniture, amen.
Pour compliquer les choses (pas tant
que ça), il existe une troisième version de La Peur, tournée en
allemand, comme au bon vieux temps des premiers pas du parlant, et reprenant le
titre du texte matriciel, Angst (angoisse évocatrice),
lui-même disponible en deux versions, longue (novella de 1920) et courte
(nouvelle de 1925), celle que je synthétise-cite au-dessus de mon article,
parue en France chez Bernard Grasset au mitan des années 30, accessoirement
accessible en ligne. La mouture internationale, anglophone, se conclut par une
étreinte poignante, un ultime plan parmi les plus impressionnants. Hitchcock
s’enroulait autour de ses acteurs, voyeur impénitent (et puritain) d’un ménage
à trois, d’un accouplement de caméra, gros boa
gracile lové sous le nez de ses Enchaînés, semble-t-il baiser de
ciné battant des records de durée. Rossellini conserve une certaine distance pudique,
pas seulement celle de l’esthétique et de l’éthique néo-réalistes, même stylisées,
qui envisagent la « vraie vie » en totalité, perçue dans une netteté de profondeur de champ, une liberté de déplacement(s) à l’intérieur et à
l’extérieur du cadre, du récit, à des années-lumière des téléphones blancs et
des lunettes roses, et pourtant il s’approche au plus près de la nuque repentante
de Wieman, du profil extatique de la Bergman, auparavant automate et control freak, à présent délivrée, retrouvée, absoute, absolue. Pourquoi
cette coda (me) détruit et ravit ? Parce qu’elle résume et porte à son
point d’incandescence (cordes de Renzo), de reconnaissance, le parcours des
personnages, parce qu’elle ne s’apparente pas à une concession commerciale, à
une démission de sentimentalisme mais constitue bel et bien un acte de foi dans
ces deux êtres-là, adultes et puérils, coupables et innocents, irritants et
désarmants, dans le cinéma, art funéraire qui donne envie de vivre, de vibrer,
de se risquer à autrui, de s’extraire de l’autarcie (toujours se méfier de
l’immersion à la con).
La Peur ne pouvait pas s’achever autrement
que dans les larmes séchées, souriantes d’Ingrid Bergman, dans son aveu
amoureux d’une immense sincérité, adressé, qui sait, à Roberto Rossellini, qui
la magnifie, qui lui offre en images une rupture sans imposture, sans
pinaillage, sans amertume. Prise dans les filets d’un chantage téléguidé
(Hitchcock, dans le séminal Blackmail, corsait le harcèlement
d’un meurtre d’occase et d’un écrasement muséal), Irene demande durant une
séquence de l’argent liquide aux domestiques qu’elle vient de payer : dans
l’Allemagne d’après-guerre, d’étranges solidarités naissent ainsi, déterminées
par le milieu et dictées par le respect. Film majeur, mésestimé, ranimé, La
Peur nous dit que la violence se perpétue et s’interrompt, que l’amour
meurt et renaît, que le cinéma, même en parlant de soi, doit parvenir à
capturer quelque chose de la réalité, de l’espace-temps de sa production, de
l’éternité dérisoire, faussement universelle, de nos conditions, économiques,
psychiques, artistiques. Si le terme chef-d’œuvre ne s’avérait pas aussi
dévalué, croyez bien que je l’utiliserais – peu importe puisque La
Peur occupe depuis hier soir dans mon cœur acquis à la filmographie de
Roberto Rossellini, vaste et riche en contrastes, à la fois fiction et
documentaire, individuelle et collective, lyrique et didactique, une place
supérieure, en partie pour la brillante Ingrid Bergman, surtout car il s’agit
d’un opus dépourvu de peur, de parlote, de bien-pensance, peut-être le zénith (et le chant du cygne, et l’enfant
refroidissant, dévorant) d’un homme et d’une femme qui s’écrivirent, se
rencontrèrent, s’aimèrent, travaillèrent ensemble, conçurent des films et des
minots, se séparèrent (so what ?),
couple talentueux, précieux, au cinéma et par-delà (le bien et le mal
nietzschéens), voilà.
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